Emmanuel Droit – Les suicidés de Demmin

C’est un livre intéressant sur des faits que je ne connaissais pas. Ou plutôt, j’avais une vague idée.

Mais ce livre me pose deux problèmes. Nous n’avons pas la même interprétation de ces fait, ou plutôt, elles ne se situent au même niveau. Aussi, j’ai ressenti une certaine indignation dès le départ de la lecture de ce livre, à la page 20 :

Les habitants de la ville, terrés dans les caves, furent victimes de vols et de viols. Mais le drame qui s’est joué à Demmin entre le 30 avril et le 4 mai 1945 est très particulier car il dépasse largement le cadre des violences de la guerre totale qu’on connues des villages comme Maillé ou Oradour-sur-Glane en France, Nemmersdorf en Prusse-Orientale, Marzabotto en Italie, Distomo ou Domenikon en Grèce.

A partir d’un certain niveau, comparer la violence subie par différentes viles me semble déplacée. Et cela encore plus dire que “celle de Demmin dépasse largement le cadre des violences de celle de Oradour-sur-Glane”. Il s’agit de contextes et de modes de déroulement complètement différents comme on verra par la suite.

A la fin de la guerre, l’armée russe a envahit l’Allemagne, en direction de Berlin. Le 30 avril, en début d’après-midi, ils sont entrés en Demmin, sans résistance et sans violence. Juste quelques incidents mineurs provoqués par un petit nombre d’habitants, qui ont été anéantis rapidement.

Les jours qui ont précédé l’arrivée de l’armée russe, les autorités administratives de la ville (maire, police et les SS) avaient interdit les habitants de fuir. La ville était bouclée par les SS qui étaient prêts à exécuter tous ceux qui essayeraient de s’échapper. Les 28 et 29 avril, veille de l’arrivée des russes, ces autorités administratives sont toutes parties laissant derrière les habitants à leur sort. La ville comptait, à ce moment, 15.000 habitants et un peu plus de 5000 réfugiés. Plus de 80 % de la population était constituée de femmes, enfants et vieillards. Les hommes en âge de combattre étaient partis au front.

Au départ il y a eu des vols, surtout des montres et des boissons. La nuit du 30 avril, les soldats russes, probablement sous l’effet de l’alcool commencèrent à se prendre aux femmes et à les violer. Certaines femmes ont été violées jusqu’à quatre fois dans la même journée.

Des nombreuses personnes se sont suicidés entre le 1er et 4 mai. Les estimations ont varié entre 600 et 1000 suicides. Il semblerait que autour de 1000 soit l’estimative plus probable. Un petit nombre de suicides a eu lieu avant le début des violences.

Selon lui, ni la violence de la part des russes ni le suicide de la part des allemands n’étaient des intentions ni des décisions, mais des options possibles. Son objectif, donc, était d’étudier ce qui a déclenché les violences et a transformé ces options en décisions. A mon humble avis, c’étaient des options assez probables, prêtes à être déclenchées au moindre incident et, encore à mon avis, c’est ce qui s’était passé.

Do côté des russes, les estimatives (source Wikipédia) sont de 20.000.000 de femmes violées par des allemands, contre 2.000.000 de femmes allemandes violées par des russes. Pour les allemands, il était question de conquête et nettoyage du territoire russe pour constituer un “espace vital” et installer des allemands. Partie de l’armée allemande était constituée de vrais voyous : la brigade Dirlewanger, par exemple. Si les russes n’étaient pas incités à la vengeance cela n’était pas interdite et des haut gradés russes ont parfois fermé les yeux.

Ce qui m’a beaucoup attiré l’attention est le manque de chiffres sur le nombre d’allemands tués par les russes. L’auteur ne parle même pas. A croire qu’il n’y a même pas eu ou que ce chiffre est très dérisoire. On n’a pas non plus d’estimative du nombre de femmes violées. Donc, on reste sur ce chiffre d’environ 1000 suicides sur une population de 20.000 habitants.

Du côté des allemands, depuis le discours au Sportpalast (Stade de Sports) de Berlin le 18 février de 1943, Joseph Goebbels incitait le peuple allemand à la “guerre totale” avec, si nécessaire “le plus grand sacrifice personnel”. En octobre 1944, le massacre d’environ 70 personnes dans la ville de Nemmersdorf a été largement amplifié (soit disant 600 victimes) et inciter les allemands à se battre jusqu’au bout avec le plus grand sacrifice personnel, si nécessaire. Donc, le suicide était déjà infusé dans l’inconscient des allemands, comme une option à ne pas négliger. A l’exemple de Hitler et de Goebbels lui même et sa famille.

Cette hypothèse d’option semble confirmer par le fait qu’il y a eu des suicides collectifs dans d’autres villes allemandes. Wikipédia 1 mentionne 13 autres villes, dont plus de 4000 à Berlin et environ 1000 à Stolp. Donc, Demmin n’a pas été un cas isolé.

Ainsi, il me semble que la manipulation psychologique des allemands par le Ministère de la Propagande de Joseph Goebbels a pris une part importante dans ce qui s’est passé à Demmin, et aussi dans ces autres villes.

Si on parle rapidement de Oradour-sur-Glane  2, il s’agit d’une ville qui a été complètement rasée par la division SS Das Reich en juin 1944, lors du déplacement de cette division vers la Normandie pour renforcer les troupes allemandes. Il y a eu 643 victimes et une trentaine de survivants. Les hommes ont tous été fusillés et les femmes et enfants (environ 350) enfermés dans l’église qui a été incendiée ensuite.

Il faut rappeler que la division SS Das Reich venait du front de l’Est pour se refaire en Montauban. Le massacre qu’ils ont commis à Oradur-Sur-Glane, et à Tulle à la veille, était très probablement juste une répétition de ce qu’ils avaient déjà pratiqué dans le front de l’Est.

Ce qui s’est passé à Oradour-sur-Glane et à Demmin sont des événements complètement différents, des contextes et des modus operandi différents. Leur comparaison ne me semble pas évidente.

Un détail intéressant de ce livre est l’utilisation fréquente de l’écriture narrative dans la première personne (Je), chose assez rare dans un livre de Histoire, même pour un essai.

Citations

(p.20)

Largement inconnue du public français, elle fait pourtant partie de la catégorie des villes martyres mais pas exactement au sens de Coventry, Rotterdam, Dresde, Varsovie, Leningrad ou Hiroshima. Elle n’a pas été détruite à la suite des bombardements massifs de l’aviation angle-américaine, à l’issue d’un siège défensif ou de violents combats militaires entre les forces conventionnelles.

Les habitants de la ville, terrés dans les caves, furent victimes de vols et de viols. Mais le drame qui s’est joué à Demmin entre le 30 avril et le 4 mai 1945 est très particulier car il dépasse largement le cadre des violences de la guerre totale qu’on connues des villages comme Maillé ou Oradour-sur-Glane en France, Nemmersdorf en Prusse-Orientale, Marzabotto en Italie, Distomo ou Domenikon en Grèce.

(p.49)

La thèse historiographique encore dominante aujourd’hui présente Hitler comme un individu dépourvu de lucidité et niant le principe de réalité que lui aurait opposé un Speer ou un Guderian. Coupé du monde réel, il aurait été obsédé par la victoire finale à condition de combattre jusqu’au bout. À rebours de cette interprétation canonique, l’historien allemand Bernd Wegner pense qu’Hitler a sciemment mis en scène sa propre fin et celle de son pays, pour en faire une “chute héroïque, inscrite dans l’histoire”, destinée à apparaître comme une “victoire pour la postérité”. Vaincre ou périr, telle était la stratégie à partir de 1942-1943. Mais il ne faut pas oublier qu’en continuant la guerre, Hitler a aussi cherché à achever ce qu’il considérait comme sa mission historique, à savoir la destruction physique des Juifs d’Europe.

(p.57)

Confrontés depuis juin 1941 à la stratégie allemande du “conquérir et détruire”, on imagine mal les Soviétiques répondre autrement que par la loi du talion : “œil pour œil”, dent pour dent”. Le schéma explicatif et le lien de causalité semblent tellement naturels qu’ils sont rarement interrogés : la mécanique de la vengeance brute apparaît évidente, tant l’occupation allemande fut dès le début volontairement inhumaine. Les illusions initiales sur une “fraternité de classe” avec les “frères allemands en uniforme” s’étaient vite évaporées au contact de cette guerre de destruction conduite par la Wehrmacht.

 

Quatrième de couverture

30 avril 1945 : Hitler se suicide dans son bunker de la chancellerie de Berlin. Au même moment, au nord de la capitale du Reich, des unités de l’Armée rouge s’apprêtent à investir Demmin, une petite ville de Poméranie-Occidentale à la confluence de trois cours d’eau : la Peene, la Trebel et la Tollensee.

En faisant exploser les trois ponts qui enjambent la ville hanséatique, les dernières unités de la Wehrmacht rendent impossible tout repli des habitants vers l’ouest de l’Allemagne. Pris au piège, terrés dans leurs caves, ces derniers attendent anxieusement l’arrivée des Soviétiques, présentés depuis des mois par la propagande nazie de Goebbels comme des « bêtes bolcheviques ».
Et puis tout bascule en quelques heures… Les Soviétiques transforment Demmin en un espace de violence, se livrant à des pillages et à des viols dans une ville en proie aux flammes d’un gigantesque incendie.

Ce drame qui se joue à Demmin entre le 30 avril et le 4 mai 1945 est très particulier dans la mesure où ce déchaînement de violence conduit des centaines de personnes, à commencer par des femmes et des enfants en bas âge, à se suicider.

Comment cette ville a-t-elle pu être le théâtre de cette « orgie de suicides » ? Ce suicide collectif a-t-il été le résultat d’un « mouvement de panique » ? A-t-il constitué de manière consciente une stratégie de sortie de guerre ? Dans quelle mesure le discours idéologique de fin du monde diffusé par les nazis a-t-il pu influencer le comportement collectif des habitants de Demmin ?

En s’appuyant sur de nombreux témoignages, cette enquête historique cherche à comprendre et à donner du sens à cette « pulsion suicidaire allemande » en sortant des schémas interprétatifs globaux sur la violence de guerre.

  1. Wikipédia – Mass suicide in Demmin []
  2. Wikipédia – Massacre d’Oradour-sur-Glane []