Monique Canto-Sperber, Sauver la Liberté d’Expression

Monique Canto-Sperber, ancienne directrice de l’École Normale Supérieure de Paris a déjà écrit d’autres livres sur le thème de la Liberté. P. ex., “La fin des libertés” Ce livre, d’ailleurs aurait pu être écrit avec Ruwen Ogien, s’il n’était pas décédé avant.

Ce livre est très bien organisé et documenté avec des très nombreuses références actuelles. Toutefois, une source qui vient souvent dans le texte est le livre séminal de John Stuart Mill : “De la liberté”, publié en 1859 siècle, dont elle apporte de commentaires et des actualisations nécessaires.

Dans un premier temps, il est question l’auteur fait le point sur le besoin de, en même temps, limiter la liberté d’expression et la sauver. Le dilemme de cette situation paradoxale.

Un chapitre entier est dédié aux menaces à la liberté d’expression. Monique Canto-Sperber prend les universités, comme exemple, Un endroit où la liberté d’expression des idée est primordial, encore plus que dans la société. Or, dans cet environnement il semblerait que ce droit devient de plus en plus restreint. Elle cite comme des exemples, l’annulation d’événements culturels – la pièce de théâtre “Les suppliantes” à la Sorbonne en 2019 – ou la conférence sur GPA de Sylviane Agacinski à l’Université Bordeaux-Montaigne en 2019. Dans ces cas, il s’agit de groupuscules autoritaires qui essayent d’imposer une pensée unique et faire taire ce qui ont des opinions contraires. Monique Canto-Sperber mentionne aussi plusieurs cas qui finissent presque par un lynchage, comme ça a été le cas de Rebecca Tuvel qui s’est posé la question : “si on peut changer de sexe, quelles seraient les conséquences de changer de couleur ? Un blanc devenir noire ou l’inverse”. Ce n’était même pas son opinion, mais une question qui méritait d’être posée.

La situation historique de la liberté d’expression est rappelé dans le chapitre suivant. Intéressant de remarquer que cela commence par la liberté de conscience, c’est à dire, le droit de suivre une religion autre que celle imposée, et de l’assumer publiquement. Peut-être un retour, à une période avant le christianisme. Avec cette liberté de conscience apparaît la tolérance.

Et la, on entre dans le vif du sujet. Il y a une tension entre la liberté d’expression et la tolérance. Certaines situations sont intolérables : l’injure, la diffamation, le négationnisme de certains fait historiques tels les génocides, les fausses nouvelles (fake news…), …

Monique Canto-Sperber mentionne des très nombreux exemples de cas limites de liberté d’expression, montrant que le concept John Stuart Mill (où la liberté de chacun termina quand commence celle de l’autre) est trop simpliste. Quasiment tous ces exemples relèvent d’une décision de justice. Assez souvent, cela dépend du contexte, de qui le dit et à qui est dit.

La conclusion, assez courte, donne des indices pour sauver la liberté d’expression. Cela passe, d’une part, par des lois qui existent déjà, mais aussi, d’une part, par une prise de conscience des limites à ne pas dépasser, et d’autre part, par une certaine tolérance.

Le fait que cette partie conclusion soit courte n’est pas grave puisque tout ce qui a été dit avant permet de comprendre parfaitement tous les enjeux. Par contre, il s’agit d’un sujet complexe et humain, très humain, et un tas de facteurs de la modernité le rendent presque insoluble : les militantismes radicaux, les moyens horizontaux de communication avec la possibilité d’anonymat.

C’est un livre écrit dans style très clair, intéressant et agréable, malgré la complexité du sujet.

Citations

(p. 7-8)

Étrange retournement pour la liberté d’expression : alors qu’elle était à l’origine un idéal de liberté qui reconnaissait à tous le droit d’exprimer ses pensées et de contribuer par ses propos à l’intelligence collective, elle est aujourd’hui revendiquée pour justifier un usage agressif de la parole qui se déploie au plus près de l’incrimination pénale, tout en étant au même moment, menacée de toutes parts : des groupes, des associations, des individus multiplient les appels à la censure pour réduire au silence les opinions qui ne leur plaisent pas. La liberté d’expression est donc prise en otage : d’un côté, contestée dans son principe par l’activisme de censeurs qui veulent faire la loi en matière d’expression publique – et ainsi privatiser à leur profit la définition des limites de la parole.

(p. 55)

Un deuxième enseignement de l’université est de mettre en évidence combien il est risqué de censurer les opinions, pareille censure privant en effet la liberté de sa raisons d’être, à savoir la rencontre de l’altérité. Toutes les opinions, me les plus discutables, même les plus choquantes, doivent être tolérées sur les campus comme en société – du moins tant qu’elles sont des opinions, et non des propos de haine travestis en opinions.

(p. 56)

Comment éviter que l’expression libre ait pour effet d’empêcher les autres de parler ? comment laisser s’exprimer tous les points de vue, même s’ils ont trait à l’inégalité des races, des sexes, aux vertus de la violence, etc., sans pratiquer la censure préalable des propos ? Comment éviter que la parole publique en société ne soit condamnée à se déployer sur un terrain miné où l’on s’aventure à ses risques et périls, la moindre erreur de langage exposant son auteur à une stigmatisation sans appel ? Comment résister ? Ces trois questions guideront les réflexions qui suivent sur la liberté d’expression dans les sociétés modernes.

(p.60)

Enfin, la définition des limites de l’expression échappe peu à peu à la justice, puisque des associations, et parmi elles les porte-parole des communautés ethniques, cherchent à imposer à tous leur conception des limites de la liberté d’expression, au nom des souffrances que leurs membres ont endurées dans l’histoire. Là, il ne s’agit plus de définir des limites dont le but est de préserver la liberté d’expression, comme le fait la justice, mais d’imposer des restrictions qui rendent le langage conforme à des revendications particulières.

(p. 286)

Les nouvelles formes de censure apparues depuis les années 2000, que veulent limiter la liberté d’expression dès qu’il est question des minorités ou des valeurs progressistes prospèrent sur ce terreau. Elles ne se réfèrent aucunement aux lois qui sanctionnent les déviances de la liberté de parler, mais décrètent qu’il n’est tout simplement plus possible de débattre du racisme ou du féminisme puisque sur de tels sujets aucun espace de confrontation des points de vue n’est désormais toléré, fût-ce parmi les défenseurs d’une même cause. Chaque communauté “privatise” ainsi le droit de décider de ce qui peut être dit et ce qui doit être tu à son sujet. À coups d’interdictions préalables, de surenchères et d’injonctions ) l’autocensure, les fondements mêmes de la liberté d’expression qui ont permis de régler le fonctionnement de la parole publique pendant plus de deux siècles sont mis en cause, sans que le rappel des dispositions légales ou les protestations individuelles aient jusqu’ici permis de remédier à cette dérive.

(p. 296)

Régler la liberté d’expression est une question de limites, non de morale.

Quatrième de couverture

Jusqu’où ? Jusqu’où laisser les apprentis censeurs d’aujourd’hui définir ce qu’on peut dire et ce qu’il faut taire ? Jusqu’où tolérer que défoulements et protestations envahissent le monde numérique ? Jusqu’où supporter que des extrémistes privatisent les règles de la parole, refusent le débat et installent leur hégémonie ? La parole publique est déjà l’objet d’un rapport de forces, elle sera demain l’enjeu d’un conflit. Le temps des injonctions est révolu, il faut désormais résister.

La parole fait mal, change le seuil du tolérable et peut même réduire au silence. Il est donc légitime de la limiter, mais au plus près des délits et sans censure préventive. Bien sûr, on peut tout dire, mais pas n’importe comment et à condition de ne pas vouloir être seul à parler.

Le concept moderne de liberté d’expression fut forgé entre le XVIIe et la fin du XVIIIe siècle. Les outils numériques, le multiculturalisme, la démocratisation de la parole l’ont rendu peu à peu inadéquat pour régler la parole publique.

Fidèle à la tradition libérale, ce livre revient sur l’histoire de la liberté d’expression et en renouvelle le sens, comme la garantie de la plus grande diversité de points de vue. Pour la défendre, une philosophie des limites, des concepts sobres, des moyens inventifs seront plus utiles qu’une croisade. Ne pas se lamenter sur l’état des choses, mais combattre pour ne pas nous retrouver un cadenas sur la bouche et une prothèse dans la tête.