Georges Didi-Huberman – Le témoin jusqu’au bout

L’histoire de Viktor Klemperer pourrait s’appeler “Les tribulations d’un juif allemand, ou allemand juif, en Allemagne Nazi”.

Klemperer, professeur en université, était un juif allemand, fils d’un rabbin, qui s’est converti au protestantisme lorsqu’il s’est marié avec une femme allemande protestante. Klemperer a subi, pendant toute la durée de la période nazie, tout type ‘humiliation d’interdictions qui lui ont rendu la vie extrêmement pénible.

Les objectifs premiers de Klemperer pendant toute la durée du régime Nazi, de 1933 jusqu’à 1945, étaient d’abord son journal, où il avait enregistré toutes ses observations et l’étude de l’impact d’un régime dictatorial, tel le nazisme, sur le langage : la philologie était sa spécialité. Son journal était sa façon obsessionnelle de témoigner jusqu’au bout ce qu’il a vécu. Il s’intéressait surtout aux petits détails de la vie sous un tel régime – les grands étaient déjà connus.

Pour donner une idée des difficultés, il devait cacher ses manuscrits dans des cachettes pour ne pas être saisis par la police, ou même détruire une partie. Il n’avait pas accès à ses sources bibliographiques. Mis en prison pour ne pas avoir calfeutré son appartement, ses lunettes ont été confisquées et il n’avait pas de quoi écrire. D’où la phrase dans une citation : “Je grimpe le long de mon crayon pour sortir de l’enfer”. Son appartement a été réquisitionné pour héberger des aryens de souche.

De son journal, il a tiré deux livres : “LTI – Lingua Tertii Imperii” et son journal. Vivant à la RDA après la guerre et pour des raisons de censure et manque de liberté d’expression, il n’a pu publier que la partie scientifique de son journal, en 1947. Son journal n’est paru qu’après la chute du mur de Berlin. En français, cela fait deux volumes de 800 et 1060 pages.

LTI est, me semble-t’il, à l’origine de la “Novlangue” du livre 1984 de George Orwell.

Sur le vécu de Klemperer, il y a, à mon avis, deux livres intéressants à lire : “La langue confisquée” de Laurent Joly et celui-ci. Le premier donne la lecture d’un historien qui s’intéresse surtout à la partie LTI. Celui-ci donne la lecture de son journal par un philosophe, qui va même au déjà de la philosophie puisque, me semble-t’il, il déborde sur le côté psychologique et spirituel de Klemperer, sur sa personne.

J’ai déjà lu plusieurs livres de Didi-Huberman et, finalement, quand on voit l’ensemble on peut se dire qu’il est aussi comme Klemperer : ses livres délivrent ses réflexions sur des “petits détails” de l’histoire : celui-ci, Éparses, Désirer Désobéir, Imaginer Recommencer, Écorces, Peuples en Larmes peuples en armes, Images malgré tout, … Des “petits détails” qui font le “tout” de la vie des gens.

Les livres de Didi-Huberman sont des livres qui se lisent assez facilement, mais il faut les lire à “faible vitesse”.

Citations

(p. 30)

Pour réagir de façon raisonnable, il faut en premier lieu avoir été “touché par l’émotion”; et ce qui s’oppose à l'”émotionnel”, ce n’est pas en aucune façon le “rationnel”, quel que soit le sens du terme, mais l’insensibilité, qui est fréquemment un phénomène pathologique, ou encore la sentimentalité, qui représente une perversion du sentiment.”
(citant Hannah Arendt, du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine)

(p.113-115) “Je grimpe le long de mon crayon pour sortir de l’enfer”

Puis un brigadier se présente, venu d’on ne sait où (comme dans les récits de Kafka). Il a dû lire sur un formulaire que le prisonnier était professeur d’université. Il l’interroge sur le motif de son incarcération. “Black-out. – Mais en professeur distrait, vous avez déjà dû payer cinq ou six amendes ? Non, jamais, c’était la première inadvertance au bout d’un an et demi. – Impossible”. Pause. “Ah ! mais alors, vous devez être non aryen ? – Monsieur le brigadier, […] on m’a pris mon livre et mes lunettes. Mais si je pouvais seulement avoir un crayon et un peu de papier. – Vous devriez plutôt méditer sur vos péchés”, a-t’il répondu en riant. Puis il a sorti un petit bout de crayon de sa poche et l’a examiné. “Je vais le tailler et je vous donnerai une feuille de papier.” Et de fait, tout de suite après, il m’a apporté crayon et papier. À cet instant, mon monde a été aussi fortement transformé qu’au moment où la porte de la prison s’était refermée. Tout était redevenu plus clair, oui, presque lumineux.”

Et voici que l’écrivain se révélait dans sa passion la plus simple, la plus enfantine : il lui suffisait d’un bout de crayon et d’une feuille de papier pour que le monde s’éclaircisse – relativement, bien sûr – et ouvre des passages à travers les portes blindées, les murs de béton, l’oppression carcérale et policière. Le prisonnier était maintenu à l’état de presque immobilité dans sa cellule, certes. Mais le crayon pouvait voyager sur le papier, les mots prendre le large, la pensée se remettre en route, l’imagination extravaguer vers des séjours désirés. “Ce n’est qu’en fin d’après-midi que je me suis servi du crayon – ma première notice, plus pathétique et plus longue que toutes celles qui devaient suivre, disait : je grimpe le long de mon crayon pour sortir de l’enfer des quatre derniers jours et revenir sur terre.

Quatrième de couverture

Être témoin : être sensible. En quel sens faut-il l’entendre ?

Dans un procès, on ne demande au témoin que d’être précis, puisque ce sont des faits qu’il s’agit de rendre compte. Mais celui qui décide de témoigner contre vents et marées, sans que personne ne lui ait rien demandé, se tient dans une position différente : il porte aussi en lui l’exigence d’un partage de la sensibilité. Il considère implicitement que ses émotions constituent en elles-mêmes des faits d’histoire, voire des gestes politiques.

C’est ce que montre une lecture du Journal de Victor Klemperer tenu clandestinement entre 1933 et 1945 depuis la ville de Dresde où il aura subi, comme Juif, tout l’enchaînement de l’oppression nazie. Témoignage extraordinaire par sa précision, en particulier dans l’analyse qu’y mena Klemperer — qui était philologue — du fonctionnement totalitaire de la langue — du fonctionnement totalitaire de langue. Mais aussi par sa sensibilité. Par son ouverture littéraire à la complexité des affects, avec la position éthique — celle du partage — que cette sensibilité supposait. Entre la langue totalitaire, qui ne se prive jamais d’en appeler aux émotions sans partage, et l’écriture de ce Journal, ce sont donc deux positions que l’on voit ici s’affronter autour des faits d’affects. Combat politique lisible dans chaque repli, dans chaque inflexion de ce chef-d’œuvre d’écriture et de témoignage.