Jean-Pierre Le Goff – La gauche Ă  l’agonie

Un livre comme celui-ci, surtout avec ce titre : « La gauche Ă  l’agonie ? » ne peut pas ĂŞtre lu et apprĂ©ciĂ© sans se renseigner sur l’auteur : son histoire et ses tendances politiques. A ne pas confondre avec l’historien Jacques Le Goff.

Jean-François Le Goff est historien et sociologue. Mai-68 fait parti de son engagement de jeunesse, ainsi que l’extrĂŞme gauche post Mai-68. Puis il rencontre, Ă  l’UniversitĂ© de Caen, d’autres sociologues tels Claude Lefort, Marcel Gauchet ou encore Alain CaillĂ©. De cette rencontre naĂ®t sa rĂ©flexion critique de la gauche et qui constituent le fil conducteur principal de son activitĂ© de recherche au CNRS. Comme il le dit :

« Pour ceux qui, comme moi, se sont engagĂ©s sans demi-mesure dans l’activisme groupusculaire de l’extrĂŞme gauche après mai 68, la fin des illusions et la critique du totalitarisme ont constituĂ© une sĂ©rieuse leçon de rĂ©alisme et d’humilitĂ©. »

Ce livre est un recueil d’articles publiĂ©s dans la revue « DĂ©bat » et autres. Naturellement, chaque chapitre ou section correspond Ă  thème ou Ă  une Ă©poque. Je pense que l’on peut dire qu’il rĂ©sume l’ensemble de ses travaux.

C’est une critique sans merci et tous les personnages prennent pour leur grade : les intellectuels (Foucault, Deleuze, Guattari, Bourdieu, Badiou, Edwy Plenel, …), les politiciens (Mitterrand, Fabius, Jospin, MĂ©lenchon, Hollande, …).

Mais il n’y a pas que les personnes, il est question aussi de toute la pensĂ©e de gauche depuis Mai-68, la pensĂ©e des philosophes (on l’a dit), les annĂ©es Mitterrand, les annĂ©es Jospin pour finir sur la gauche culturelle des annĂ©es 10-20 avec les « anti » (racisme, colonialisme, homophobie, genre, fascisme, identitĂ© et les avatars « woke » en gĂ©nĂ©ral) des sujets qui sĂ»rement Ă©chappaient Ă  Karl Marx.

On se rend compte que les valeurs de la gauche d’aujourd’hui n’ont plus rien Ă  voir avec ceux des annĂ©es 70, sauf, peut-ĂŞtre une tentative affichĂ©e d’humanisme dont on peut parfois se douter de la sincĂ©ritĂ©.

Je retiens quand mĂŞme, puisque ça me fait presque sourire, l’impression qui a la gauche de possĂ©der la vĂ©ritĂ© du concept de Bien et de Mal. Des notions qu’ils dĂ©fendent bec et ongles avec l’excellente phrase de l’auteur : « À ses pointes extrĂŞmes le gauchisme culturel combine la rage des sans-culottes et le sourire du dalaĂŻ-lama. »

Bref, c’est un livre Ă  la charge mais très bien argumentĂ©, Ă©crit par quelqu’un qui sait très bien de quoi il parle. Les sympathisants de droite trouveront ce qu’ils pensent de la gauche et ceux de gauche pourront utiliser ce contenu pour une autocritique salutaire et, je l’espère, un retour aux vrais valeurs humanistes de la gauche.

Avoir une gauche humaniste, cohérente et modérée est indispensable dans notre société. Il faut sortir du populisme à la Mélenchon et de la recherche de bouleversement irrationnel de la société.

Citations

(p.33)

« Pour ceux qui, comme moi, se sont engagĂ©s sans demi-mesure dans l’activisme groupusculaire de l’extrĂŞme gauche après mai 68, la fin des illusions et la critique du totalitarisme ont constituĂ© une sĂ©rieuse leçon de rĂ©alisme et d’humilitĂ©. Ă€ l’Ă©poque, la lecture des ouvrages de Claude Lefort, qui avait Ă©tĂ© l’un de mes professeurs Ă  l’universitĂ©, m’a beaucoup aidé : elle m’a amenĂ© Ă  m’interroger sur les raisons d’un aveuglement, sur les mĂ©canismes idĂ©ologiques et les modes de fonctionnement auxquels j’ai moi-mĂŞme participé ; elle m’a mis en garde contre ceux qui prĂ©tendent faire advenir “le meilleur des mondes” en Ă©tant persuadĂ©s d’en dĂ©tenir les clĂ©s. »

(p.99-100)

Dans « L’anti-Ĺ’dipe », Gilles Deleuze et FĂ©lix Guattari rĂ©interprètent l’inconscient dans une problĂ©matique de renversement de toutes les valeurs et le chargent ainsi d’une fonction subversive Ă  l’Ă©gard de l’ordre Ă©tabli. Les artistes maudits, les schizophrènes, les dĂ©linquants et les marginaux sont alors considĂ©rĂ©s comme les figures types de ce renversement. Ces acteurs sociaux d’un nouveau genre rejoignent la notion de « plèbe » dĂ©veloppĂ©e Ă  la mĂŞme Ă©poque par Michel Foucault. Cette « plèbe » renvoie aux bandes de jeunes dans les banlieues, aux dĂ©linquants, aux prisonniers de croit commun… qui refusent l’ordre, la morale et les lois. Ces « nouveaux plĂ©bĂ©iens », souligne alors Foucault, prennent dĂ©sormais la parole et dĂ©noncent les conditions qui leur sont faites. Du mĂŞme coup, la marginalitĂ© et la dĂ©linquance prennent une signification politique.

Au dĂ©but des annĂ©es 1970, Foucault pousse au bout la critique : ce sont les notions mĂŞmes de norme, de bien et de mal, d’innocence et de culpabilitĂ© qui sont en question. « Évidemment, n’hĂ©site-t-il pas alors Ă  dĂ©clarer, les vieux n’ont aucune tendresse particulière pour un type, un jeune dĂ©linquant qui leur vole leurs dernières Ă©conomies parce qu’il veut acheter un Solex. Mais qui est responsable du fait que ce jeune homme n’a pas assez d’argent pour acheter un Solex et, deuxièmement, du fait qu’il a tellement envie d’en acheter un ? » Si le prolĂ©tariat est lui aussi victime de la dĂ©linquance, sa mĂ©sentente avec la « plèbe non prolĂ©taire » semble en fait orchestrĂ©e par la bourgeoisie qui craint par-dessus tout l’action directe et violente, comme Ă  tous les moments rĂ©volutionnaires de l’histoire passĂ©e. Les jeunes dĂ©linquants, indique Foucault, sont parfois de jeunes ouvriers, mais ils n’en sont pas moins en rupture avec l' »idĂ©ologie do prolĂ©tariat ». En fait, la critique de cette « idĂ©ologie » se confond avec celle du mouvement ouvrier institutionnalisĂ©, qui, comme tel, serait devenu permĂ©able aux idĂ©es bourgeoises.

(p. 279)

En ce sens, la droite se trompe en parlant de nouveau « totalitarisme », mĂŞme si l’on peut estimer que la gauchisme culture en a quelques beaux restes. En rĂ©alitĂ©, ce dernier s’inscrit pleinement dans le contexte des « dĂ©mocraties post-totalitaires » : il puise dans diffĂ©rentes idĂ©ologies du passĂ© en dĂ©composition, qu’il recompose Ă  sa manière et fait coexister sans souci de cohĂ©rence et d’unitĂ©, n’en gardant que des schĂ©mas de pensĂ©e et de comportement. Ă€ ses pointes extrĂŞmes le gauchisme culturel combine la rage des sans-culottes et le sourire du dalaĂŻ-lama.

(p.342)

En France, il existe une perte de confiance et une mĂ©sestime de soi qui concernent moins les domaines scientifique, technique et Ă©conomique – encore que les « dĂ©clinistes » ne manquent pas -, que les ressources politiques et culturelles liĂ©es Ă  sa propre histoire. Ă€ vrai dire, la mise Ă  mal de l’histoire nationale a Ă©tĂ© poussĂ©e assez loin. Un nouvel « air du temps » a versĂ© dans une « mĂ©moire pĂ©nitentielle » et un règlement de comptes qui n’en finit pas, entretenus par des minoritĂ©s qui s’Ă©rigent en justiciers du passĂ© et encouragent le ressentiment. Les enseignants doivent dĂ©sormais faire face Ă  cette sous-culture pour laquelle l’absolutisme, l’esclavagisme, le colonialisme, PĂ©tain et la collaboration constituent le rĂ©sumĂ© succinct de l’histoire de la France, Ă  quoi s’ajoute dĂ©sormais la vision d’une humanitĂ© prĂ©datrice de nature et de l’environnement. Si la jeunesse est bien l' »avenir du monde », elle se trouve soumise Ă  un nouvel endoctrinement, souvent par ceux-lĂ  mĂŞmes qui ne cessent d’appeler Ă  son autonomie et Ă  sa crĂ©ativitĂ©, Ă  sa capacitĂ© de rĂ©volte et d’indignation. Ces rĂ©actionnaires d’un nouveau genre bouchent l’horizon de la jeunesse en cherchant vainement la rĂ©pĂ©tition d’une histoire dont ils voudraient demeurer les hĂ©ros. Le pathĂ©tique rejoint le dĂ©risoire au moment mĂŞme oĂą la dynamique de contestation post-soixante-huitarde qui les a portĂ©s est Ă©puisĂ©e. Nous sommes arrivĂ©s Ă  un point limite oĂą la dĂ©nonciation et la réécriture de l’histoire sous l’angle du moralement correct participent d’une dĂ©testation mortifère.

Quatrième de couverture

De la rĂ©volution matricielle de mai 1968 aux controverses actuelles et aux primaires socialistes, ce livre entend montrer comment la gauche a pu en arriver lĂ . Après avoir scrutĂ© les principaux thèmes qui ont structurĂ© son identitĂ© depuis le XIXe siècle et constater leur Ă©rosion, voire leur dĂ©composition, Jean-Pierre Le Goff met en lumière la fin d’un cycle historique en mĂŞme temps qu’il souligne les difficultĂ©s actuelles d’une reconstruction : le fossĂ© n’existe pas qu’entre gĂ©nĂ©rations, il Ă©loigne les couches populaires de la gauche culturelle sur fond d’agonie des idĂ©es. Autant de constats qui appellent une rĂ©appropriation de notre hĂ©ritage culturel pour autoriser une reconstruction intellectuelle.