Oliver Sacks – Chaque chose à sa place

Olivier Sacks est décédé en 2015, à 82 ans. Ce livre, sortie en 2019 en anglais, est sont dernier écrit. Cela apparaît clairement dans l’avant dernier chapitre où il dit ne plus s’alimenter que des liquides et penser ne pas avoir que quelques semaines de vie encore.

Il ne s’agit pas d’une autobiographie mais d’un petit film de sa vie. Comme dans ses autres livres, ce sont des chapitres presque indépendants mais qui, globalement, on un sens. Certains sont inédits et d’autres ont déjà été publiés.

La première partie, “Premières amours”, parle de quelques souvenirs d’enfance en six chapitres. Ce sont des souvenirs qui l’ont fait devenir médecin neurologue : la natation, l’école, les musées, la bibliothèque, la chimie et la lecture de “Voyage autour de mon crâne”, l’histoire de Frigyes Karinthy.

Puis la partie “Récits cliniques” en 15 chapitres où il jette un regard non pas sur son travail en tant que médecin neurologiste mais sur Le fonctionnement et les dysfonctionnements du cerveau. Un organe extraordinaire et pourtant fragile. Un regard humaniste sur ses patients.

La partie finale, “La vie continue”. Pas la sienne puisqu’il n’a plus que quelques semaines à vivre, la vie de ceux qui restent après son départ. Peu de mots sur sa maladie, sauf la diminution de la vue due à un cancer vers 2006 puis, plus loin, la rechute et loin l’approche de la mort dans quelques jours ou semaines.

Des flashes de vie, les sorties des amis des fougères, le gefilte fish (mets juif), les jardins comme un besoin de nous tous. Quelques mots pessimistes sur l’avenir de ceux qui restent : la fin des livres en papier qu’il a tant aimé, la fermeture sur soi à cause des téléphones portables, et la fin de quelques plaisirs simples.

C’est un livre d’une grande humanité, c’est un récit de vie, la vue qu’il a eu du monde par son métier qui a été, sans aucun doute, sa plus grande passion. Le but n’est pas de dire comment il souhaite être vu, mais de dire comment lui il a vu le monde et la vie. Le contraire de certaines personnes âgées qui écrivent pour se vanter des exploits qu’ils ont eu dans leur vie (je pense à un certain sociologue français…).

Et finalement, le titre est très bien choisi : “Chaque chose à sa place”.

Citations

(p. 79)

Pour Freud, le rêve était la “voie royale” de l’accès à l’inconscient. Pour le médecin, ce n’est peut-être pas une voie royale, mais il ne constitue pas moins une route secondaire qui permet d’établir des diagnostics inattendus, de faire des découvertes imprévues et de comprendre comment les patients fonctionnent : c’est un chemin de traverse fascinant qui ne devrait pas être négligé.

(p. 157)

Veiller sur quelqu’un, surtout si la démence de la personne en question est déjà si profonde qu’aucune amélioration n’est envisageable, peut être non seulement exténuante physiquement parlant, mais nécessiter en outre de faire montre à tout instant d’une sensibilité quadi télépathique : il faut prêter une attention constante à ce qui se passe dans un esprit d’autant moins à même de faire part de ce qu’il pense qu’il est de plus en plus incapable d’avoir une pensée cohérente. Certains déments sont si terrifiés par leur confusion et leur désorientation que ces genres de fardeaux peuvent s’avérer des plus stressants pour celles et ceux qui s’en occupent – étant médecin, je sais que, sacrifiant leur propre santé, trop de conjoints âgés décèdent avant le mari ou l’épouse malade dont ils ont la charge, et c’est pourquoi les aides extérieures sont si indispensables.

(p. 165)

En ce XIXème siècle où un esprit puissant pouvait toujours tenir la tonalité de la nature pour un objet d’étude, l’éminent naturaliste Alexander von Humboldt, chercheur qui avait voyagé toute sa vie à des fins scientifiques, entreprit à soixante-dix-huit ans de brosser un grandiose panorama synthétique de l’univers : il fait part de tout ce qu’il avait vu et pensé dans sa dernière œuvre, intitulée “Cosmos”, et la rédaction du cinquième volume de cette description du monde était bien avancée quand il finit par mourir à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. A notre propre époque où même les plus grands esprits sont incapables d’embrasser un horizon aussi vaste que celui qu’Humboldt avait tenté de contempler, le théoricien de la biologie évolutionnaire Ernst Mayr a publié à quatre-vint treize ans son “Qu’est-ce que la biologie ?”, magnifique livre traitant de l’essor et de la portée de la biologie qui conjugue admirablement la largeur de vue à laquelle seule une vie entière de réflexion permet d’accéder à l’impatiente immédiateté de l’observateur d’oiseaux passionné que son auteur avait été huit décennies plus tôt, et, comme il écrit, cette passion est la clé de la vitalité dont le grand âge peut s’accompagner.

Le plus important est d’avoir été fasciné par les merveilles du monde vivant. Et cette attitude perdure chez la plupart des biologistes tout au long de leur vie. Ils n’abandonnent jamais leur passion de la découverte scientifique […], ni leur désir de rechercher de nouvelles idées, de nouvelles façons de comprendre, de nouveaux organismes.

(p. 271)

Le gefilte fish n’est pas un mets de tous les jours : dans les foyers juifs orthodoxes, on doit surtout le consommer pendant le shabbat, jour de la semaine où il est interdit de cuisiner. Du temps de ma jeunesse, ma mère cessait de vaquer à ses activités chirurgicales dès le vendredi après-midi : d’un bout à l’autre de cette demi-journée de liberté précédant le début du shabbat, elle préparait du gefilte fish et d’autres plats rituels.

Mais, au cours de ces semaines qui seront sans doute (sauf miracle) les dernières de mon existence – période si nauséeuse que, ayant du mal à avaler et toute nourriture ou presque me soulevant le cœur, je ne me nourris plus que des liquides ou des denrées solides pas plus consistantes que de la gelée -, je viens de redécouvrir les joies du gefilte fish: bien que je ne parvienne pas à en manger qu’une soixantaine de grammes seulement à la fois, les quatre cuillères à soupe de gefilte fish que j’absorbe à chaque heure du jour suffisent à me procurer autant de protéines que nécessaire.

Quatrième de couverture

Le syndrome de Gilles de la Tourette est-il héréditaire ? Qu’est-ce que la clupéophilie ? Comment appréhender les expériences de mort imminente ? Autant de questions abordées par Oliver Sacks dans Chaque chose à sa place. Qu’il parle de natation, des musées londoniens, de ses dissections de seiches, qu’il décrive des cas neurologiques ou aborde des sujets aussi variés que la vie extra-terrestre, les fougères et autres plantes de Park Avenue, c’est toujours avec le même précieux mélange d’érudition, de sensibilité et d’humour qu’il dépeint, explique ou théorise. Le lecteur découvrira l’homme derrière l’écrivain neurologue, un formidable pédagogue capable de nous passionner en toute chose.