Delphine Horvilleur – Il n’y a pas de Ajar
Dephine Horvilleur est un rabbin particulier. J’ai toujours plaisir Ă lire ses Ă©crits. Celui-ci n’est pas une exception.
Au dĂ©part, c’est Romain Kacew, qui a choisi Romain Gary comme nom de plume. En 1974, il invente, comme nom de plume, un autre pseudonyme : Émile Ajar. Comme pour avoir une autre identitĂ©. Et c’est l’annĂ©e de naissance de Delphine Horvilleur.
La réflexion de Delphine a cela comme point de départ : la bagarre pour avoir une identité. Mais laquelle.
Alors, elle imagine un monologue, tenu par Abraham Ajar, le fils de Émile Ajar – ou ce serait plutĂ´t Romain Gary ? Ou encore Romain Kacew ???
Dans d’autres livres elle s’exprime parfois avec humour, l’humour juif. Dans ce livre, elle s’habille dans la peau de Abraham Ajar et se dĂ©foule avec beaucoup d’humour. On voit probablement elle mĂŞme, dans sa vraie identitĂ©. Eh oui, il y en a des rabbins qui ont un humour gĂ©nial.
C’est avec de l’humour qu’elle tourne en dĂ©rision la problĂ©matique identitaire, sujet de sociĂ©tĂ© plus que brĂ»lant.
Ce que je retiens de ce livre est que ceux qui se battent autant Ă la recherche de la reconnaissance d’une identitĂ© sont, parfois des gens qui ont des identitĂ©s multiples et riches, comme Romain Gary, mais qui insistent Ă se rĂ©duire et Ă se prĂ©senter dans une seule (ou plusieurs) identitĂ©, celle la plus fortement victimaire. Et c’est très dommage, surtout pour eux.
Citations
(p.17)
Et dans cette tenaille identitaire politico-religieuse, je pense encore et toujours Ă Romain Gary, et Ă tout ce que son Ĺ“uvre a tentĂ© de torpiller, en choisissant constamment de dire qu’il est permis et salutaire de ne pas se laisser dĂ©finir par son nom ou sa naissance. Permis et salutaire de se glisser dans la peau d’un autre qui n’a rien Ă voir avec nous Permis et salutaire de juger un homme pour ce qu’il fait et non par ce dont il hĂ©rite. D’exiger pour l’autre une Ă©galitĂ©, non pas parce qu’il est comme nous, mais prĂ©cisĂ©ment parce qu’il n’est pas comme nous, et que son Ă©trangetĂ© nous oblige.
(p.43)
Tiens, mon père croyait beaucoup Ă cette idĂ©e et il me l’a souvent rĂ©petĂ© : pour se comprendre, il ne faut pas parler la mĂŞme langue. Il faut toujours rester suffisamment incomprĂ©hensible pour avoir une chance de ne pas s’entendre et de mieux se connaĂ®tre.
(p.51)
Jusqu’Ă l’age de douze ans, il n’a pas dit une seule phrase, pas Ă©noncĂ© la moindre syllabe. Il Ă©tait muet, comme une carpe. Ses parents, extrĂŞmement inquiets, ont tout essayĂ© pour le faire parler mais rien Ă faire : pas un mot ne sortait de sa bouche. Et puis un soir, Ă table, au moment oĂą personne ne s’y attend, il se tourne soudain vers son père et il lui dit :
– Passe moi le sel !
Alors là , tu imagines la stupéfaction familiale. Sa mère explose en sanglots et le couvre de baisers. Le père, bouleversé, lui dit :
– Mon fils, tu sais parler ? Pourquoi as-tu attendu toutes ces annĂ©es ? Pourquoi n’as-tu rien dit jusqu’Ă ce soir ?
Et là , le fils répond, très calmement :
– Ben, jusqu’ici, tout allait bien !
Je crois que c’est la pire chose qui puisse arriver dans l’existence : ne manquer ni de sel, ni de tendresse, ni d’amour… parce que alors, il n’y a aucune raison de se mettre Ă parler, Ă Ă©crire ou Ă crĂ©er. Si t’es complètement, immanquablement toi-mĂŞme, alors y’a rien Ă dire.
(p.67)
– T’as un problème d’antisĂ©mitisme ? Tu te connectes Ă un rĂ©seau juif.
– On te fait une rĂ©flexion misogyne ? Organise une rĂ©union non mixte.
– T’es victime de racisme, rejoins vite le club racisĂ© le plus proche de chez toi.
– Tu veux traduire un livre, assure-toi que tu partages scrupuleusement le traumatisme de son auteur. Ou sinon, t’abstiens. Capiche ?Et voilĂ comment plein de gens t’affirment aujourd’hui qu’ils sont complètement eux-mĂŞmes, quand ils ne sont plus qu’un bout d’eux-mĂŞmes, et de prĂ©fĂ©rence le morceau qui a souffert ou a Ă©tĂ© discriminĂ©. Et d’ailleurs y’a personne d’autre qu’eux mĂŞmes pour les comprendre.
Avant, on rencontrait des gens qui Ă©taient plein de choses Ă la fois : pied-noir, fils d’immigrĂ©s et homosexuel, communiste et gymnaste… ou alors juif-athĂ©e-joueur d’Ă©checs et goyophile; eh ben lĂ , c’est fini. Chacun n’est plus qu’un seul truc, catho, gay, vegan, qu’importe, mais exclusivement l’un ou l’autre. Les seuls « combo » qu’on t’autorise c’est quand t’es multi-dĂ©favorisĂ© et que tu peux cumuler a priori les discriminations comme des bonus. Mais sinon, tu ne joues plus que dans une seule catĂ©gorie et tu es donc sans rapport avec qui que ce soit d’autre. Bien sĂ»r, ça oblige un certain niveau d’entre-soi pour prĂ©server la puretĂ© de l’Ă©difice.
Quatrième de couverture
Dans ce monologue, un homme mystĂ©rieux affirme ĂŞtre le fils d’Émile Ajar, pseudonyme sous lequel Romain Gary a Ă©crit notamment « La vie devant soi ».
Cet enfant de père inventĂ© demande Ă celui qui l’Ă©coute : es-tu le fils de ta lignĂ©e ou des livres que tu as lus ?
En interrogeant la filiation et le poids des hĂ©ritages, il revisite l’univers de l’Ă©crivain, celui de la Kabbale, de la Bible, de l’humour juif… mais aussi les dĂ©bats politiques d’aujourd’hui, enfermĂ©s dans les tribalismes d’exclusion et les compĂ©titions victimaires.
Et si Gary/Ajar étaient les meilleurs antidotes aux obsessions identitaires et mortifères du moment ?