Alain Finkielkrault – L’après littérature

Finkielkraut est un philosophe né en 1949. Comme beaucoup des jeunes étudiants de l’époque, il a fait “Mai 68”, du côté des jeunes revendicateurs. Mais avec le temps il s’est éloigné, non pas pour devenir un conservateur mais pour devenir un philosophe libre de penser ce qu’il veut sans s’attacher à des idéologies ou des modes. C’est ce qui me plaît en lui.

Ceci étant dit, on peut mieux comprendre ce livre. Les chapitres s’enchaînent avec logique mais ils peuvent être lus indépendamment les uns des autres comme une série d’articles.

Il se lance dans une critique des incohérences de la société actuelle et de certains mouvements, la plupart dans la mouvance dite woke : néoféminisme, colonialisme, antiracisme, politiquement correcte, #MeToo et #BalanceTonPorc, la “gauchitude”, …

Il ne manque pas de raconter une anecdote dont on a entendu parler par ailleurs : une militante néoféministe très remontée contre lui à cause de son soutien à Roman Polanski lui a accusé de faire l’apologie du viol. Les dires de la militante étaient tellement déplacés que Finkielkraut a renchéri avec une exagération pour faire comprendre que ce que l’interlocutrice disait était une bêtise : “Après avoir appelé à la généralisation du viol, j’ai fièrement déclaré que, tous les soirs sans exception, je soumettais ma femme à cette torture exquise”. Si sur le coup personne n’a bronché, les politiciens du Parti Socialiste et France Insoumise ont voulu faire de la récupération politique. Si d’un côté Finkielkraut parfois part “au quart de tour” (c’est du Finkielkraut tout craché et je le comprends), cet incident montre un peu l’ambiance où l’on vit avec les contraintes à liberté d’expression et le politiquement correct.

Tout au long du livre il fait référence à ses auteurs préférés, souvent Milan Kundera, Philippe Roth, Octavio Paz, … Si accessoirement il fait comprendre que la littérature d’aujourd’hui ne vaut pas ou plus celle de ses auteurs classiques, je ne suis pas sûr que ce point soit suffisant pour justifier le titre du livre. C’est plus une critique à la société moderne qu’une critique à la littérature d’aujourd’hui (et à l’art aussi).

C’est un livre que se lit très facilement et avec plaisir. On peut ne pas être d’accord avec ses opinions mais Finkielkraut fait partie de ces philosophes dont la lecture en vaut la peine.

Citations

(p. 108)

L’aptitude des êtres humains à s’installer dans une réalité parallèle et à transfigurer leur existence est sans limites. Sous l’effet d’un meurtre atroce commis à Minnneapolis, Minnesota, on interviewe avec déférence le membre du groupe La Rumeur qui s’était distingué, il y a quelques années, en parlant “des centaines de nos frères abattues par les forces de police sans qu’aucun des assassins ait été inquiété” et, alors même que quatre-vingt-cinq agressions contre ceux qu’on appelait les gardiens de la paix sont enregistrées quotidiennement en France, on prend très au sérieux cette déclaration de l’autrice Camélia Jordana, qui fait partie des “minorités visibles” : Il y a des milliers de personnes qui ne se sentent pas en sécurité face à un flic et j’en fait partie. […] Je parle des hommes et des femmes qui vont travailler tous les matins en banlieue et qui se font massacrer pour nulle autre raison que leur couleur de peau.”

Rien, absolument rien, ne vient étayer ces dires. Et pourtant la comédienne engagée qui les profère ne ment pas. Ou plutôt elle ne sais pas qu’elle ment. Elle fabule, avec chevillée au pas qu’elle ment. Aveuglée par l’indignation, elle est la première adepte des fake news qu’elle répand, elle croit dur comme fer en ce qu’elle affirme, elle se prend vraiment pour la victime qu’elle joue à être. Bref, elle rêve éveillée, et son rêve est communicatif. Ce destin si fréquent de somnambule dessine en creux le rôle de la culture, c’est-à-dire de l’art et de la pensée : ouvrir les yeux. Nous avons besoin de mots justes pour arrêter de nous payer de mots. Nous avons besoin des histoires que le roman nous raconte pour ne plus nous raconter d’histoires.

(p. 131)

On n’est donc pas quitte avec le communisme quand on se contente de dénoncer l’horreur des camps staliniens. Il faut opposer l’élaboration en commun du sens à l’idée d’un sens de l’histoire. Or la gauchitude se fonde sur la certitude arrogante d’incarner la marche du monde. Le mot “communisme” a quasiment disparu du vocabulaire de la gauche, le mot “démocratie” l’a remplacé, mais ce n’est pas au sens politique de délibération, c’est au sens progressiste d’un mouvement irrésistible vers la liberté et la lumière. Que sont, dans cette optique, les adversaires de la procréation médicalement assistée pour tous, sinon la grimace du passé inégalitaire et discriminatoire qui s’obstine à ne pas mourir ? Ne devrait-on pas cependant pouvoir s’interroger sur la convergence actuelle de deux emballements : l’emballement des droits individuels avec l’émergence d’un droit à l’enfant et l’emballement de la technique qui fait entrer l’homme lui-même dans l’ère de la fabrication ? Il n’y a pas d’un côté les vivants, de l’autre les survivants. Nous sommes tous des vivants tâtonnants.

(p. 131)

Mais la gauche n’est pas seulement le parti de l’Avenir. Elle défend aussi les faibles. Et cette défense qui m’a fait naguère choisir ce camp la conduit aujourd’hui à fermer les yeux sur l’antisémitisme, le sexisme et la francophobie qui sévissent dans les quartiers “populaires” ou, quand elle consent à en reconnaître l’existence, à déduire ses comportements de la discrimination et de l’inégalité. Les coupables deviennent les victimes, les ennemis déclarés, des opprimés poussés à bout; l’origine du mal est à chercher dans le fonctionnement de la société qui le subit, la France et plus généralement l’Europe doivent répondre de la violence dont elles sont l’objet; deux icônes de la gauchitude, la romancière Annie Ernaux et le cinéaste Robin Campillo érigent aujourd’hui en modèles de la lutte antiraciste les Indigènes de la République et leur pasionaria Houria Bouteldja qui, non contente de criminaliser l’histoire de France des origines à nous jours, se fait photographier, tout sourire, à côté d’un écriteau où l’on peut lire : “Les sionistes au goulag !”.

(p. 210)

Je suis arrivé à l’âge où, quand on a la chance d’aimer, on se demande qui survivra à l’autre. Je souhaite égoïstement partir le premier et j’affronte la seconde éventualité en m’imprégnant des considérations métaphysiques disséminées dans l’œuvre de Kundera sur la vie de l’être aimé après sa mort. Notamment ce passage :

Tout simplement un mort que j’aime ne sera jamais mort pour moi. Je ne peux même pas dire : je l’ai aimé; non, je l’aime. Et si je refuse de parler de mon amour pour lui au temps passé, cela veut dire que celui que est mort est.C’est là peut-être que se trouve la dimension religieuse de l’homme”.

Quatrième de couverture

Nous sommes entrés dans l’âge de l’après-littérature. Le temps où la vision littéraire du monde avait une place dans le monde semble bel et bien révolu. Non que l’inspiration se soit subitement et définitivement tarie. De vrais livres continuent d’être écrits et imprimés, mais ils n’impriment pas. Ils n’ont plus de vertu formatrice. L’éducation des âmes n’est plus de leur ressort. Ils s’adressent à des lecteurs qui, avant même d’entrer dans la vie, refusent de s’en laisser conter et regardent l’Histoire et les histoires avec la souveraine intelligence que la victoire totale sur les préjugés leur confère. Rançon de cette outrecuidance, le faux prend possession de la vie.

Non seulement le présent règne sans partage mais il s’imagine autre qu’il n’est. À force de se raconter des histoires, il se perd complètement de vue. Les scénarios fantasmatiques qu’il produit en cascade lui tiennent lieu de littérature. Néoféminisme simplificateur, antiracisme délirant, oubli de la beauté par la technique triomphante comme par l’écologie officielle, déni de la contingence tout au long de la pandémie qui nous frappe : le mensonge s’installe, la laideur se répand, l’art est en train de perdre la bataille.

C’est un crève-cœur.t