Michaël Fœssel – Récidive : 1938

Ce livre part d’une idée assez originale et intéressante. Revisiter 1938, deux ans avant l’invasion de la France par l’Allemagne. Il essaye de ne pas tenir compte ni qu’il se trouve dans l’année 2018, dans la vraie vie, ni qu’il connaît la suite des événements. Pour cela, il lit la presse de l’époque, dans l’ordre chronologique.

L’année commence en en avril 1938 avec la défaite de Léon Blum et l’ascension de Daladier. Un basculement de la gauche vers la droite qui remet en cause les acquis sociaux et remet dans le devant de la scène. Il faut les considérer juste comme un portrait à un moment donné : l’antisémitisme, le rejet de l’étranger (immigration), la réduction du nombre de fonctionnaires, la France au travail (travailler plus…), la menace au niveau international (à l’époque c’était Hitler), …

En même temps, on apprends beaucoup sur la presse de l’époque, leurs tendances et surtout la domination des titres de droite voir extrême-droite. Fait intéressante est la diffusion de l’hebdomadaire antisémite le plus radical et le plus important de l’époque, le « Je suis partout »Robert Brasillach déversait sa haine des Juifs – passée de 40.000 en 1939 à 250.000 en 1942 (information trouvée dans Wikipédia).

Dans le postface l’auteur commente un article d’un grand hebdomadaire, actuel, consacré aux « Nouveaux fanatiques : indigénistes, gauche racialiste, déboulonneurs de statues, écriture inclusive, … ». Cette liste n’évoque, pour l’auteur, aucun des adversaires de la démocratie qu’il a croisé en 1938. Par contre, il s’intéresse au profil des insurgés du Capitole (janvier 2021). A mon avis personnel, tous ces fanatiques, par leur radicalisation derrière un meneur ou une idéologie, certains dangereux et d’autres pas, constituent toujours une source d’instabilité et conflit dans la société.

L’inspiration que j’ai de ce retour en arrière est, plus que le récit du livre, l’actualité brûlante du moment (février/mars 2022). En 1938 l’Allemagne d’Hitler a annexé partie de la Tchécoslovaquie – Sudètes –  une région peuplée par des Allemands. Avec la participation de la France, ces territoires ont été consentis aux Allemands par les Accords de Munich, le 30 septembre 1938. En ce moment, Putin a envahi l’Ukraine pour, soit disant, la protection des populations indépendantistes pro Russes vivant dans la région de Donbass.

C’est la première fois que je lis un livre de cet auteur. Et ça me fait plaisir puisqu’il écrit dans un style agréable et accessible aux non-philosophes comme moi. Son idée de revenir dans le temps de façon très méthodique m’a semblé originale. La narration faite dans la première personne (je) m’a semblé très approprié, c’est un conte, et pas égocentrique comme j’ai vu dans d’autres textes.

Citations

(p. 88)

Le 14 novembre [1938] sont promulgués pas moins de trente-deux décrets-lois. Je passe beaucoup de temps à en lire la reproduction dans les journaux. Deux d’entre eux portent sur le statut des étrangers. Dans cette masse de décrets, ils passent presque inaperçus. Je parlerai de ces mesures plus loin, mais je remarque qu’en 1938 il apparaît naturel de lier la politique sociale et immigration.

(p.89)

C’est le moment de tenir cette promesse : « Il faut des économies, des économies sévères, des économies en profondeur. » On fera d’abord ces économies en baissant le nombre de fonctionnaires. Bien sûr, « la suppression d’emplois ne sera pas faite au hasard, mais après une étude approfondie des besoins de l’État » (c’est à cela que sert le comité de la Hache). À la place des fonctionnaires dont les postes sont supprimés, l’administration recrutera des « agents civils temporaires  » révocables à tout instant. Je me demande s’il est bien raisonnable pour un État de s’appuyer sur des personnels inexpérimentés alors qu’existe un risque de guerre. Mais les réformistes le pensent puisqu’ils considèrent que la guerre n’a rien d’imminent et que le mieux serait de l’éviter pour toujours.

(p. 144)

Le malheur social, explique Klossowski, unifie les masses : dans les pays totalitaires, « les chefs réalisent ce miracle de mettre l’ascétisme au service de la voracité affamée ». Les dirigeants totalitaires ne nourrissent pas beaucoup mieux leur peuple, mais ils lui donnent en compensation un nouvel objet à haïr. Dans les démocraties, le malheur est moins visible, l’opposition des « repus » et des « voraces » se trouve voilée dans le respect des règles. « On prône la libre concurrence comme un état de paix. ».

(p.161)

Le passage de L’Étrange Défaite [livre de Marc Bloch] qui m’a le plus éclairé sur ma rencontre avec 1938 suit le plus célèbre du livre. Bloch écrit : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération. » Jusque-là, c’est un rappel assez attendu de l’unité historique de la France en dépit de la rupture instaurée par la Révolution de 1789. Le sacre de Reims et la fête de la Fédération désignent des symboles auxquels Bloch juge que les Français par-delà leurs clivages idéologiques, devraient être également sensibles. Rien que de très légitime sous la plume d’un historien du Moyen Âge.

(p.163)

Marc Bloch m’a donné une dernière image de 1938 : une année où tout est fait pour convaincre les Français qu’ils vivent désormais, et pour longtemps, post-festum. Cette année-là, je n’ai rien vu qui, de près ou de loin, ressemble à une fête. L’impératif obsédant de « remettre la France au travail » a écrasé les imaginaires qui associent la politique à une forme quelconque de bonheur. Le travail pour le travail, la nation pour la nation, le budget pour le budget ou la France pour la France sont des formules si abstraitement creuses, et profitables à un si petit nombre, qu’elles n’entrent dans la tête des hommes que par la peur.

Quatrième de couverture

Tombé presque par hasard sur l’année 1938, un philosophe inquiet du présent est allé de surprise en surprise. Au-delà de ce qui est bien connu (les accords de Munich et la supposée «faiblesse des démocraties », il a découvert des faits, mais aussi une langue, une logique et des obsessions étrangement parallèles à ce que nous vivons aujourd’hui. L’abandon de la politique du Front populaire, une demande insatiable d’autorité, les appels de plus en plus incantatoires à la démocratie contre la montée des nationalismes, une immense fatigue à l’égard du droit et de la justice : l’auteur a trouvé dans ce passé une image de notre présent.

Récidive ne raconte pas l’histoire de l’avant-guerre. Il n’entonne pas non plus le couplet attendu du « retour des années 30 ». Les événements ne se répètent pas, mais il arrive que la manière de les interpréter traverse la différence des temps. En ce sens, les défaites anciennes de la démocratie peuvent nous renseigner sur les nôtres. Récidive est le récit d’un trouble : pourquoi 1938 nous éclaire-t-elle tant sur le présent ?