Georges Didi-Huberman – Éparses

Tout commence par une confĂ©rence donnĂ©e par l’auteur en 2017. Un homme Ă©trange, inconnu, s’est adressĂ© Ă  Didi-Huberman et lui a suggĂ©rĂ© de prendre connaissance du corpus de photographie de Emanuel Ringelblum, dans le tas d’archives enterrĂ©es dans le Ghetto de Varsovie. Des archives inconnus de Didi-Huberman.

Emanuel Ringelblum, historien juif vivant dans le Ghetto de Varsovie s’est chargĂ© de constituer un archive d’environ 35000 pages de documents, photos, lettres, tout ce qui pouvait tĂ©moigner de ce qu’Ă©tait la vie dans le Ghetto. Ces archives ont Ă©tĂ© enfouis dans la terre, dans des caves, dans des faux murs, … partout oĂč ça pouvait l’ĂȘtre. Emanuel Ringelblum a fini par ĂȘtre torturĂ© et ensuite fusillĂ© avec sa femme et son fils en mars 1944.

Donc, Georges Didi-Huberman passe trois jours Ă  l’Institut Historique Juif de Varsovie, en 2018, Ă  Ă©tudier ces archives.

En fait, ce qui a d’exceptionnel dans ce livre n’est pas le contenu des archives mais la vision de Didi-Huberman. Celle qui analyse le tĂ©moignage, comme dans « Le tĂ©moin jusqu’au bout », mais encore plus fort ici. Son affaire ne s’arrĂȘte pas Ă  la philosophie ou Ă  l’historiographie. En tant que spĂ©cialiste des images, il s’arrĂȘtait et a photographiĂ©, par exemple, les boĂźtes mĂ©talliques des archives. Il s’arrĂȘte sur une photo d’un gamin juif mendiant et analyse son geste, et le met en rapport avec une photo trĂšs connue qui est Ă  l’origine du livre « L’enfant juif de Varsovie ». J’appelle ceci de « l’empathie ».

Cette empathie apparaĂźt trĂšs nettement dans ce livre, dans « Le tĂ©moin jusqu’au bout », mais surtout dans une photo prise par Didi-Huberman dans du livre « Écorces ». Dans ce livre apparaĂźt une photo banale, en apparence. Un grillage en barbelĂ© avec un petit oiseau de l’autre cĂŽtĂ©. Il n’y a aucune violence mais on se rend compte de la force de l’image quand on voit qu’elle a Ă©tĂ© prise en Auschwitz. Didi-Huberman s’est probablement mis Ă  la place d’un prisonnier qui pourrait ĂȘtre gazĂ© ou mourir bientĂŽt tandis que l’oiseau Ă©tait libre et allait bientĂŽt s’envoler.

C’est ainsi que je lis les livres de Didi-Huberman. Il rajoute une touche trĂšs humaniste Ă  des sujets qui ont parfois dĂ©jĂ  Ă©tĂ© traitĂ©s par ailleurs.

Sur ce sujet, ceci est un livre Ă  lire juste aprĂšs « Le tĂ©moin jusqu’au bout ».

Citations

(p. 9)

Je me souviens – c’Ă©tait il y a longtemps – qu’un jour oĂč je pleurais beaucoup, je rencontrai par hasard mon visage dans le miroir. Quelque chose alors se brisa, quelque chose apparut: mon existence devint Ă©parse, clivĂ©e. Je dĂ©couvris, Ă  me voir pleurant, une perception nouvelle : cela partait sans doute de moi-mĂȘme et de mon chagrin du moment, mais cela ouvrait soudain une dimension bien plus large, impersonnelle et intĂ©ressante. Un ailleurs dans l’ici mĂȘme. C’Ă©tait devenu, en un seul instant et sans doute pour le reste de ma vie, la leçon d’un nouveau regard. Il Ă©tait nĂ© de la mise Ă  distance, fatale dans cette situation optique : me voyant pleurer, j’observai tout Ă  coup, comme de l’extĂ©rieur, ce que l’Ă©motion, chose toute intĂ©rieure, modifiait sur l’interface de mon visage (pas beau Ă  voir, d’ailleurs : rĂ©gressif, grimaçant, chiffonnĂ©). En consĂ©quence de quoi mon chagrin se doubla d’une sorte de conscience refroidie sans ĂȘtre apaisĂ©e, tranchante, curieuse de plus de dĂ©tails , dĂ©jĂ  ironique : un acte de connaissance, en somme.

(p. 25)

Les militaires ou les dirigeants politiques se moquent souvent du papier : in « tigre de papier » est, sans doute, bien plus fragile et inefficace pour prendre le pouvoir qu’un bataillon correctement armĂ©. Devant notre feuille de papier, il ne nous reste donc souvent qu’Ă  pleurer notre impouvoir. Mais il arrive qu’une modeste liasse de feuillets survive aux bataillons, aux militaires et aux dirigeants eux-mĂȘmes, par delĂ  tout partage entre vainqueurs et vaincus. Telle est la puissance du papier : l’inscription Ă  l’encre ou au crayon et la surface de cellulose sont capables de persister plus longtemps que nous autres humains. La feuille de papier, si fragile soit-elle, si exposĂ©e soit-elle Ă  l’autodafĂ©, n’est-elle pas susceptible de survivre Ă  son auteur, Ă  son censeur comme Ă  son lecteur ?

QuatriĂšme de couverture

« C’est le simple « rĂ©cit-photo » d’un voyage dans les papiers du ghetto de Varsovie. La tentative pour porter, sur un corpus d’images inĂ©dites rĂ©unies clandestinement par Emanuel Ringelblum et ses camarades du groupe Oyneg Shabes entre 1939 et 1943, un premier regard.
Images insĂ©parables d’une archive qui compte quelque trente-cinq mille pages de rĂ©cits, de statistiques, de tĂ©moignages, de poĂšmes, de chansons populaires, de devoirs d’enfants dans les Ă©coles clandestines ou de lettres jetĂ©es depuis les wagons Ă  bestiaux en route vers Treblinka

Archive du dĂ©sastre, mais aussi de la survie et d’une forme trĂšs particuliĂšre de l’espĂ©rance, dans un enclos oĂč chacun Ă©tait dos au mur et d’oĂč trĂšs peu Ă©chappĂšrent Ă  la mort.
Images de peu. Images Ă©parses — comme tout ce qui constitue cette archive. Mais images Ă  regarder chacune comme tĂ©moignage de la vie et de la mort quotidiennes dans le ghetto. Images sur lesquelles, jusque-lĂ , on ne s’était pas penchĂ©. Elles reposent cependant la question du genre de savoir, ou mĂȘme du style que peut assumer, devant la nature Ă©parse de tous ces documents, une Ă©criture de l’histoire ouverte Ă  l’inconsolante fragilitĂ© des images ».