Lionel Naccache – L’Homme réseau-nable
C’est ma première lecture de Lionel Naccache – neurologue et professeur de médecine à Pitié-Salpêtrière. C’est une agréable surprise puisqu’il est quelqu’un qui aime sortir des sentiers battus (out of the box thinking). Au moins c’est ce que je constate de ce livre et de ses autres dont j’ai pu jeter un coup d’oeil sur les sujets.
Il s’agit d’une tentative d’extrapolation, par analogie, d’un contexte de son domaine (neurologie) à un contexte dans une société. Du coup, pour ce faire, il touche à la sociologie, à la psychologie et un peu de philosophie des sciences aussi.
Quelles conclusions pourrait-on tirer d’une analogie entre le cerveau, constitué par un réseau de neurones qui communiquent entre eux, et une société, constituée d’un réseau d’individus pouvant aussi communiquer entre eux ? Deux situations sont proposées pour le cerveau : son fonctionnement dans un état normal et celui lors d’une crise d’épilepsie.
L’idée est très intéressante et je simplifie au maximum, juste pour la comprendre.
Le cerveau est constitué d’un grand nombre de neurones, plusieurs milliards, distribués dans des zones. Chaque zone a des fonctions spécifiques. Lors d’un fonctionnement normal, les neurones communiquent entre eux, selon les besoins spécifiques de chacun. Chaque neurone peut être connecté à des dizaines de milliers d’autres neurones. Il décide de son état, actif ou repos, selon les informations qu’il reçoit des autres neurones. Donc, dans ce mode de fonctionnement, seules les informations utiles et nécessaires circulent dans le cerveau. Cela se répercute dans l’état et le comportement de l’individu. La dite « architecture » du réseau de neurones du cerveau – nombre et connexions – définit chaque individu.
L’homologue est la société, avec des individus qui communiquent entre eux. La répercussion des comportements individuels défini l’état de la société. Quelques conflits éclatent par-ci par-là, qui sont résolus par une et une communication entre les individus.
Lors d’une crise d’épilepsie, il y a une saturation de communication entre les neurones avec des contenus homogènes entre plusieurs, ou même toutes, les régions du cerveau. Ceci impacte l’état de l’individu et dont la conséquence la plus grave est la perte de conscience.
Au niveau de la société, l’équivalent serait une communication désordonnée, déclenchée par, par exemple, une diffusion massive des fausses informations (fake news) ou des manipulateurs. On a vu ça dans l’Allemagne Nazie mais on voit ça aussi maintenant dans d’autres situations.
Finalement, L’auteur compare cette situation à celle décrite dans le livre Psychologie des Foules de Gustave Le Bon. Je le sentait venir, et ça a fini par se faire. Dans une telle situation, la conscience, ou intelligence, collective se trouve appauvrie, de la même façon que la perte de conscience dans une crise d’épilepsie.
Alors, la question finale est : est-ce qu’on peut transposer les soins et les médicaments utilisés pour soigner la épilepsie aux crises homologues de la société.
Pour compléter, il y a la question : est-ce qu’une manifestation épileptique au niveau de la société pouvait être traité de la même façon que dans une crise épileptique chez un individu ? La réponse est non. Dans les deux cas, il vaut mieux agir vite pour diminuer le risque de séquelles. Par contre, dans le cas d’une crise épileptique les traitements consistent, dans les cas les plus simples, appliquer une médication qui aura pour effet de mettre au repos l’ensemble des neurones. Dans le cas d’une société, cela constituerait une atteinte à la liberté de chacun.
Voila les grandes lignes (vraiment grandes lignes) !
Un raisonnement par analogie peut toujours avoir ses limites et l’auteur en est conscient. Il les vérifie tout au long de l’ouvrage et à la fin il réfléchi sur les enseignements que l’on peut tirer de tout ça.
L’originalité de la réflexion fait que ce livre est très intéressant. L’auteur part de son domaine professionnel, les neurosciences, et se balade dans d’autres domaines : sociologie, psychologie et même un peu de philosophie des sciences.
Un livre qui se lit facilement et que je recommande.
Citations
(p. 40)
Lors d’une crise d’épilepsie, la conversation entre régions cérébrales bascule brutalement d’un mode riche, différencié et intégré à un mode pauvre, indifférencié et hyperintégré : tous les neurones concernés par la crise d’épilepsie en question expriment à l’unisson (hyperintégration) un discours identique (indifférencié) et indigent (faible complexité). C’est une discipline scientifique en soi – qui fait notamment appel à la théorie des graphes, à la physique statistique des systèmes complexes et à la neurophysiologie des réseaux de neurones – que de quantifier et d’expliquer cette bascule du fonctionnement neuronal : pourquoi un excès de communication entre neurones conduit-il à une perte de leurs singularités et à un appauvrissement de leur discours ?
(p. 59-60)
Au niveau du microcosme qui est le cerveau humain, les crises d’épilepsie se caractérisent par deux grandes catégories de symptômes que l’on qualifie respectivement de négatifs et de positifs. Les signes négatifs sont de loin les plus délétères pour le patient,, et correspondent à tous les déficits neurologiques qui peuvent être provoqués : suspension du langage, cécité partielle, désorientation dans le temps de dans l’espace, amnésie, altérations motrices et sensorielles diverses, etc. Le plus important d’entre tous ces symptômes négatifs, et celui qui retiendra ici notre attention du fait de sa gravité et de son omniprésence dès lors que la crise d’épilepsie s’étend à de nombreuses régions cérébrales, n’est autre que la perte de conscience. Ainsi, en vertu de notre raisonnement analogique, serions-nous conduits à imaginer que le « voyage immobile » macrocosmique traduirait une perte de conscience épileptique des sociétés humaines contemporaines hyperconnectées et mondialisées ?
Quatrième de couverture
Une crise d’épilepsie est un phénomène au cours duquel plusieurs régions cérébrales se mettent à trop communiquer entre elles pour finalement échanger des informations pauvres et stéréotypées. Le fonctionnement de ces régions cérébrales perd en complexité, et les spécificités qui permettaient de les distinguer s’amenuisent. Un peu comme certaines rues commerçantes des sociétés mondialisées qui finissent par toutes se ressembler et ne permettent plus de savoir dans quel pays on se trouve.
Dans ce nouveau livre, Lionel Naccache compare la crise d’épilepsie cérébrale, microcosmique, et la crise, macrocosmique, que vit notre monde – qu’il nomme le « paradoxe du voyage immobile » : ce contraste entre, d’une part, une accélération et une facilité inédites des possibilités de voyager et, d’autre part, une atténuation sans cesse croissante de l’expérience de dépaysement.
À partir de cette analogie, il nous fait découvrir en quoi notre monde contemporain dispose d’un potentiel de conscience jamais atteint auparavant, mais également pourquoi il est exposé à des fragilités qui se manifestent dans les crises traversées aujourd’hui par les sociétés occidentales : mondialisation, retour du religieux, réduplication du monde à l’identique en plusieurs points du globe, crises des démocraties…
Cette approche inédite le conduit également à proposer un ensemble de mesures destinées à soigner et surtout à prévenir l’épilepsie des sociétés, de la même façon que l’on soigne et prévient l’épilepsie d’un individu.