Emmanuelle Hénin et all – Face à l’Obscurantisme Woke

Avant de parler du contenu de l’ouvrage, il me semble très intéressant de se pencher sur la confusion autour du lancement de ce livre. Cette polémique illustre très bien ce que l’on peut reprocher à la mouvance dite woke.

Patrick Boucheron, usant de sa notoriété en tant que professeur du Collège de France et suivi par une poignée d’universitaires, a fait pression sur les Presses Universitaires de France (PUF) pour que le livre ne sorte pas [1] [2] [3], alors qu’il n’avait même pas lu l’ouvrage. Il a eu gain de cause dans un premier temps puis l’éditeur a fini par décider de sortir l’ouvrage à cause d’une pression contraire.

En France, le droit d’expression existe et le moyen pour empêcher la sortie d’un ouvrage est la saisie de la justice en cas de délits tels la calomnie ou la diffamation, mais jamais comme dans le cas présent. Après, c’est aux lecteurs de juger de la pertinence ou pas du contenu.

L’attitude de Boucheron [4] relève d’une arrogance déplacée et du refus d’être contredits dans leurs convictions. Le « dialogue » qu’ils prêchent n’est que du prosélytisme : démontrer qu’ils ont raison et vous avez tort.

Un autre point de cette affaire est qu’il ne laisse pas de doute sur l’existence de militantisme dans le milieu universitaire : en particulier ici, au Collège de France où les professeurs sont choisis dans « l’élite de l’élite » de l’enseignement supérieur.

Mais si nous avons tous des opinions politiques, en quoi le militantisme est nuisible dans l’enseignement et la recherche ? Le militant n’est pas neutre. L’enseignant militant fera de l’endoctrinement et apprendra ses élèves à penser comme lui et pas comme eux-mêmes. Le chercheur militant privilégiera les sujets plutôt conformes à ses convictions, pourra exagérer ou falsifier les résultats de ses recherches pour aller dans son sens ou alors ne pas rendre public les résultats défavorables.

La dernière leçon de cette polémique est le négationnisme des adeptes du wokisme. Quoi de mieux pour nier son existence que de faire taire ceux qui s’opposent au wokisme ? Depuis longtemps, des militants disent que le wokisme n’existe pas [5], qu’il s’agit d’une « peur irrationnelle » (sic) [6] ou qu’il s’agit juste d’une « panique morale » causé par des événements qui n’existent pas ou sont exagérés [7].

Ce livre a été organisé en trois parties et 24 chapitres, écrits ou coécrits par 26 auteurs universitaires. C’est, donc, un ouvrage multidisciplinaire : les auteurs sont des sociologues, politologues, philosophes, psychologues, psychiatres, … permettant de voir le phénomène woke sous plusieurs angles. C’est surtout ça la force de ce livre qui le rend plus intéressant que d’autres publiés avec un point de vue précis. Et c’est aussi peut-être l’écriture à plusieurs qui a été à l’origine de la tentative de censure.

Le deuxième chapitre démonte la théorie de « Panique Woke » initiée par Alex Mahoudou, construite sur une hypothèse de départ fausse. Ce chapitre propose une démonstration rigoureuse.

L’ouvrage traite aussi du problème de l’existence de militantisme dans le milieu de la recherche. Les chercheurs militants ont tendance à choisir uniquement les sujets qui les intéressent, à donner des interprétations biaisées de leurs observations, voire même les falsifier ou encore ne pas publier des résultats contraires à leur idéologie. Et le système se perpétue : un résultat biaisé est cité maintes fois jusqu’à ce qu’il soit considéré comme vrai.

Il y a beaucoup trop de militants dans le domaines des sciences humaines. Mais pas que. Le chapitre 13 présente le cas de la recherche en oncologie, où des millions sont dépensées avec de la recherche souvent inutile et biaisée sur des aspects DEI (Diversity, Equity, Inclusion) au détriment de la recherche permettant d’avancer dans la connaissance et contrôle de la maladie. Ce sont des fonds en provenance de certains laboratoires, p. ex. Gilead ou Merck, juste pour pouvoir afficher une étiquette.

Certains thèmes des wokistes méritent réflexion et discussion, mais cela n’est pas possible. D’abord, ils ont la certitude d’être détenteurs de la moralité et, par conséquent, avoir toujours raison. Tout dialogue devient impossible.

Quelques thèmes essayent de déconstruire la science, C’est le cas, par exemple, des études de genre, de l’antispécisme ou du véganisme.

D’autre part, leur vrai but est souvent plus une haine de la culture occidentale déguisée dans la défense de leurs thèmes. Les féministes, par exemple, s’inquiètent de la situation des femmes ici, mais pas un mot sur la situation des femmes en Iran, Gaza, Afghanistan, … Ou alors, que les esclaves africains étaient capturés par des africains pour être vendus aux marchands européens. Ils oublient aussi que, même dans nos jours, il y a des cultures non occidentales qui le pratiquent encore.

Finalement, la tentative de censure menée par Patrick Boucheron n’a fait que confirmer ce que l’on sait déjà : le négationnisme, l’arrogance, l’interdiction d’en parler, l’autoritarisme et autres « ismes ».

Pour aller plus loin, puisque c’est l’été, je suggère la lecture de La revue des deux mondes, exemplaire de juillet – août 2023, un numéro spécial « Rions, c’est l’été : Bétisier du Wokisme, perles et analyses ». L’accès est limité mais on trouve une bonne partie sur Google Books [8].

Table des matières

Introduction : la raison d’une déraison

Première partie – La subversion des institutions

1. Wokisme : les raisons d’un succès
2. Wokisme et « panique morale » : du déni des phénomènes à l’évitement
3. L’institution scolaire à l’heure
4. La fabrique d’une utopie et son imposition totalitaire (genre et cancel culture)
5. Des Lumières à l’éveil : accords et désaccords entre le libéralisme et l’idéologie woke
6. Le wokisme des grandes entreprises mondialisées au XXIème siècle: pourquoi et jusqu’où ?
7. Le CSA, temple caché du wokisme ? Décryuptage du « barômetre de la diversité »
8. Le christianisme est-il soluble dans le wokisme ?

Deuxième partie – Science sans conscience

9. Programmés pour se tromper ? La nature humaine et l’idéologie
10. La science occidentale en procès : wokisme, constructivisme et obscurantisme
11. L’université contre Darwin. Le déni de la biologie et de la théorie de l’évolution dans les sciences sociales
12. Idéologie, science et pratique biomédicale
13. L’emprise idéologique en sciences : l’oncologie clinique, un cas d’école ?
14. La psychologie clinique à l’ère de la morale totale
15. Situation des lettres à l’Université
16. Post-modernisme et dogmatisme woke triompheront-ils de la démarche scientifique ?

Troisième partie – Fracturations identitaires

17. De l’identité à l’identitarisme : une dérive idéologique non sans effets sociopolitiques
18. Comment intégrer les enfants d’immigrés par temps d’ignorantisme ?
19. Wokisme, de l’intersectionnalité au multiculturalisme : l’enterrement de l’égalité
20. Identité, délinquance et radicalisme islamiste : des liens profonds à comprendre
21. Le voilement, instrument du « système-islam »
22. De la dhimmitude volontaire
23. Les biais militants

24. Epilogue : Plaidoyer pour l’universalisme

Références

[1] L’ouvrage « Face à l’obscurantisme woke » canceled

[2]Les Presses universitaires de France censurent un ouvrage sur « l’obscurantisme woke »

[3] Paulin Césari : «Patrick Boucheron, prince des ténèbres woke»

[4] Patrick Boucheron, apôtre de la censure et de la déconstruction de l’histoire

[5] C’est quoi le « wokisme », cette idéologie que Jean-Michel Blanquer dit vouloir combattre ?

[6]Qui a peur du grand méchant woke à l’université ?

[7] Alex Mahoudou – La panique Woke

[8] Revue des deux mondes – juillet-août 2023 – Le bêtisier du wokisme

Citations

(p. 14)

Pourquoi parler d' »obscurantisme » ? Le mot n’est pas dénoué de sous-entendus idéologiques : apparu après la Révolution, il désignait à l’origine les ennemis des Lumières et du progrès et charrie une vision téléologique de l’histoire aujourd’hui dépassée. Cependant, dans son sens courant, il définit une attitude qui s’oppose à la diffusion du savoir et des connaissances scientifiques, de sorte qu’il nous a semblé adéquat pour caractériser le développement d’une série de pseudo-sciences, fondées sur des postulats militants au mépris de l’objectivité » et parfois de la raison. L’université voit fleurir comme des pâquerettes au printemps de nouvelles « disciplines », telles les mathématiques queer, la linguistique des plantes, l’écopoétique, la géographie des sexualités, les études de corpulence et même la magie. N’en doutons pas, Orwell n’est pas le seul à se retourner dans sa tombe quand il parcourt les publications académiques. Florilège.

(p. 89-90)

Woke, de l’argot afro-américain, signifie « éveillé », ou « conscientisé », « vigilant », et ce mouvement, qui est apparu au début des années 2010, a connu en Occident une progression fulgurante. Nous en proposons la définition suivante : le wokisme est une idéologie qui perçoit les sociétés occidentales comme étant fondamentalement régies par des structures de pouvoir, des hiérarchies de domination, des systèmes d’oppression qui auraient pour but, ou en tout cas pour effet, « d’inférioriser » l’Autre, c’est-à-dire la figure de la minorité sous toutes ses formes (sexuelle, religieuse, ethnique, etc.) par des moyens souvent invisibles. Le « woke » est celui qui est éveillé à cette réalité néfaste et qui se donne pour mission de « conscientiser » les autres. Les différentes branches intellectuelles du « wokisme » incluent la théorie queer, les études postcoloniales, la Théorie Critique de la Race, les études de genre, les études de corpulence (Fat Studies), ou encore les études de handicap (Disability Studies).

(p. 180-181)

Si on me présente deux études, l’une prouvant que la Terre est plate, l’autre prouvant que la Terre est ronde, je vais utiliser ma conviction absolue pour complètement dévaluer l’étude qui affirme que la Terre est plate. Quelle que soit sa solidité méthodologique, je n’y croirai pas. Et mon attitude sera rationnelle. Or, si la croyance dans l’existence d’un racisme systémique (par exemple) devenait aussi solidement ancrée que la croyance que la Terre est ronde, nous deviendrons complètement incapables de pensée critique et aveugles (rationnellement — c’est le drame) aux éléments infirmant notre conviction. « Avec l’idole de la certitude, écrivait Karl Popper, tombe l’une des défenses de l’obscurantisme, lequel met un obstacle sur la voie du progrès scientifique. Car l’hommage rendu à cette idole non seulement réprime l’audace de nos questions, mais compromet la rigueur et l’honnêteté de nos tests. » Or l’absence de confrontation à des opinions adverses même logiquement à une augmentation de nos certitudes. Ce manquement de pluralisme est devenu une réalité indéniable. Au sein des départements de sciences sociales aux États-Unis, seuls 5% des professeurs sont conservateurs. Dans les facultés de psychologie, il y avait en 2012 quatorze fois plus de professeurs qui avaient voté pour Obama que pour Mitt Romney aux élections présidentielles. En 2020 à Harvard, seuls 2% des professeurs étaient conservateurs. À Sciences-Po, en France, des dizaines de cours par an sont dispensés sur le genre dans une perspective socio-constructiviste. À la rentrée 2022, un cours devait proposer une approche du genre ancrée dans la théorie de l’évolution. L’institution, sous pression d’étudiants woke, l’a déprogrammé. Résultat: aujourd’hui, 75% des étudiants de Sciences-Po déclarent que « toutes les différences entre hommes et femmes sont artificielles et uniquement produites par la société ». Autrement dit, 75% des élèves de Sciences-Po ne croient pas au consensus scientifique sur la question.

(p. 227-228, 229, 231)

L’emprise idéologique en sciences : l’oncologie, un cas d’école ?

Cette nouvelle emprise idéologique s’articule principalement autour de deux postulats érigés en dogmes qu’il convient donc de combattre à tout prix, sans égard pour leur réalité objective et factuelle : premièrement, la cancérologie serait une discipline essentiellement raciste tuant volontairement les minorités visibles ou invisibilisées, et, deuxièmement, la cancérologie serait une science blanche, patriarcale et furieusement européo-centrée, dont le fonctionnement tout entier est donc frappé de ce péché originel, les oncologistes étant généralement d’affreux hommes blancs cisgenres hétérosexuels de plus de cinquante ans.

Ce curieux glissement dans les priorités ne peut que surprendre, d’autant que ces nouveaux axes de recherche, idéologiquement très marqués, captent désormais des fonds substantiels qui ne seront par définition pas alloués à des programmes visant à découvrir de nouvelles molécules, établir de nouveaux protocoles de soins ou valider de nouveaux biomarqueurs prédictifs: la lutte contre le cancer peut bien attendre, luttons d’abord contre le racisme systémique dans nos hôpitaux et centres de soins.

Par conséquent, lors des derniers congrès annuels de l’Asco à Chicago, il y avait de quoi rester perplexe devant ces jeunes chercheurs qui présentent fièrement leurs travaux de doctorat intitulés désormais « différences raciales/ethniques dans la récidive locorégionale des patients atteints d’un cancer du sein hormono-dépendant avec un ganglion négatif » oui encore ces étonnants « résultats vie réelle chez les femmes noires cs les femmes non hispaniques blanches avec un cancer du sein avancé traité par des inhibiteurs des checkpoints de l’immunité ».

(p. 231-234)

Par conséquent, lors des derniers congrès annuels de l’Asco à Chicago, il y avait de quoi rester perplexe devant ces jeunes chercheurs qui présentent fièrement leurs travaux de doctorat intitulés désormais « différences raciales/ethniques dans la récidive locorégionale des patients atteints d’un cancer du sein hormono-dépendant avec un ganglion négatif » oui encore ces étonnants « résultats vie réelle chez les femmes noires cs les femmes non hispaniques blanches avec un cancer du sein avancé traité par des inhibiteurs des checkpoints de l’immunité ».

D’autres études poussent le différentialisme jusque dans ses derniers retranchements, reprochant aux modèles expérimentaux in vitro ou in vivo de ne pas assez représenter les minorités ethniques. Il est important de noter que la plupart de ces études réalisé »es aux États-Unis ou au Canada arrivent en effet à la conclusion que les minorités concernées présentent, soit une prévalence plus importante de cancers, soit une survie diminuée, soit plus d’effets secondaires sous traitement, que les populations caucasiennes… CQFD. CQFD ? En réalité ce n’est pas vraiment le cas : la quasi-totalité des recherches sur l’impact de l’origine ethnique sur les différences observées en oncologie repose sur une analyse statistique univariée, c’est-à-dire, déconnectée de toutes les variables d’intérêt qui pourraient également influencer le critère principal de jugement.

Cependant, tout étudiant en première année de faculté sait parfaitement que corrélation et lien statistiquement significatif ne signifient pas nécessairement causalité. … Il s’agit de l’effet « ice-cream », bien connu en statistiques: il a été démontré que la consommation de glaces en Californie était associée à une prédisposition aux attaques de requins. Non pas que manger des glaces donne meilleur goût aux surfeurs, mais la consommation de glace atteint un pic aux journées les plus chaudes de l’année, ce qui coïncide avec une plus grande probabilité d’aller se baigner aussi et donc de croiser un Grand Blanc.

Or les analyses multivariées, notamment en ce qui concerne les revenus et le niveau socio-éducatif des populations comparées, sont également remarquablement absentes dans la recherche des différences inter-ethniques régulièrement avancées en cancérologie. Aux États-Unis, pays où la qualité de la prise en charge et l’accès aux soins coûteux ne sont pas universellement reconnus comme en France, mais dépendent du niveau de l’assurance privée que vous pouvez payer, il n’est pas nécessaire d’être un grand clerc pour penser que la minorité noire, étant économiquement paupérisée et défavorisée, subit des conséquences dans son accès aux soins ou aux essais cliniques. En réalité, les rares étude »s qui utilisent des analyses multivariées, telles que le « revenu du foyer » ont ainsi du mal à retrouver l’ethnicité comme facteur péjoratif, écrasé qu’il était par le poids statistique du niveau socio-économique des patients, indépendamment de la couleur de leur peau.

Quatrième de couverture

Le wokisme est aujourd’hui un mouvement bien identifié et analysé. Se parant de la légitimité universitaire et se réclamant d’une démarche scientifique, cette idéologie n’en constitue pas moins une formidable régression de la rationalité et de l’universalisme : sous ses atours vertueux, ce dogmatisme fait le lit de l’obscurantisme.

Née dans les départements de sciences humaines, la pseudo-science militante envahit désormais la médecine et les sciences dures et étend son influence bien au-delà de l’Université. Elle s’impose par l’intimidation et récuse toute critique en l’assimilant à une « panique morale ». C’est pourtant une réalité : la déconstruction systématique du savoir trahit l’esprit scientifique au cœur des institutions chargées de sa défense, et, en aggravant le déclin de l’enseignement, forge un monde de post-vérités où s’engouffre une jeune génération condamnée à la déraison. En fragilisant le socle de références communes, ce courant alimente le communautarisme et fracture la nation en un véritable kaléidoscope identitaire.

Vingt-six universitaires révèlent les implications multiples de ce recul du savoir d’où menace d’émerger une humanité diminuée