Ian Kershaw – Hitler : Essai sur le charisme en politique

Ian Kershaw est très connu par la biographie de Hitler, publiée en 2000, qu’il a écrit en deux versions, une longue en deux volumes faisant presque 4000 pages et une courte d’environ 1200 pages. C’est une des meilleures biographies de Hitler.

Ce livre dont on va parler, a été publié en 1991. Il retrace la partie de la carrière de Hitler, de la fin de la Grande Guerre jusqu’à la mort, l’évolution du rapport entre Hitler et les autres permettant d’identifier son caractère charismatique, ou pas.

Son contenu est aussi dans la biographie, par le même auteur, mais de façon dispersée au long de la vie d’Hitler. Cette présentation permet de voir plus facilement comment a évolue le « charisme » du dictateur.

Il est important de s’entendre sur le sens du mot « charisme » et « autorité charismatique » (voir la citation de la page 27). On parle ici de l’aura qui couvre quelqu’un et pas celle la plus courante : l’autorité naturelle d’une position. En tout cas il fait faire la différence entre, par exemple, Charles de Gaulle qui a été largement connu surtout par son historique lors de la deuxième guerre et Hitler. Hitler n’a jamais eu d’acte héroïque, son aura a été créé juste par sa capacité de séduction et manipulation des foules, grâce à un contexte favorable. Hitler n’a jamais même pas eu de programme politique, juste d’abord la haine raciale et la dénonciation des conditions de vie de l’Allemagne après le traité de Versailles.

Ce livre raconte l’évolution de cette « domination charismatique ». La découverte, presque par hasard, de sa capacité discursive dans les brasseries de Munich, puis sa prise de pouvoir dans le parti nazi, l’élimination de ses concurrents et, finalement, la prise de pouvoir en janvier 1933. A partir de ce moment il a consolidé sa position en train que Führer, comme leader suprême en Allemagne. Puis de début de la chute, à partir de la fin 1941. A partir de ce moment, Hitler n’avait plus le contrôle, la guerre ne se passait pas toujours selon ses envies. Il a commencé à alterner des moments d’euphorie et de dépression. A partir de 1942-1943 il est devenu vraiment malade.

A partir de cette époque, 1941-1942, il y a eu beaucoup de contradictions entre Hitler et ses généraux – ils n’étaient pas nombreux à lui tenir tête.

On sait que, à cette époque, Hitler était sous l’emprise de son médecin, un charlatan de nom Theodor Morell , qu’il a connu vers 1936. A la fin de la vie de Hitler, il ingurgitait jusqu’à vingt-huit pilules différentes en plus des piqûres, dont certaines étaient de la drogue (barbituriques, cocaïne, …). On pourrait se demander quelle serait l’évolution de Hitler sans l’emprise médicale de ce médecin (voir la page de Wikipédia concernant ce médecin).

Il y a deux messages à retenir de cette lecture. La première est que la trajectoire de Hitler n’a pas été, définitivement, une constante pendant toute cette période, même après la prise de pouvoir. La deuxième point, mais l’auteur n’en parle pas, vient du fait que Hitler n’avait que de la parole qu’il a su utiliser pour manipuler le peuple allemand. Hitler était intelligent mais n’avait aucune compétence politique et son profil psychologique faisait qu’il ne pourrait pas finir autrement.

Citations

(p.27)

On peut trouver une autre clé pour comprendre l’extension progressive du pouvoir de Hitler dans le concept de « domination charismatique ». Également emprunté, avec quelques modifications, à Max Weber, ce concept, tel qu’il sera déployé dans les chapitre qui suivent, utilise le terme de « charisme » dans un sens technique bien précis, qui n’est pas exactement celui qu’on lui donne quand on l’applique, par exemple en démocratie, à des hommes politiques ou à d’autres figures publiques dotés d’une personnalité à la fois marquante et attractive. À la différence de la domination fondée sur ‘l »autorité traditionnelle » des souverains héréditaires ou sur la bureaucratie impersonnelle de l' »autorité légale » qui caractérise la plupart des systèmes politiques modernes, l' »autorité charismatique » repose sur l’héroïsme et la grandeur qu’un groupe d’adeptes attribue à un « chef » proclamé qui s’estime investi d’une « mission ». Contrairement aux deux premières formes de domination, la « domination charismatique » est par nature instable. Surgissant généralement dans des périodes de crise, elle est condamnée à s’effondrer pour deux raisons principales : lorsqu’elle échoue à) répondre aux attentes placées en elle, ou bien lorsqu’elle en « routinise » dans un système incapable de se perpétuer autrement qu’en perdant ou en subordonnant son essence « charismatique ».

(p. 33-34)

Il avait un mode de vie routinier, mais en même temps empreint de bizarreries. Il détestait sortir de ses habitudes, ne fumait pas, ne buvait ni alcool ni café et, au début des années 1930, devint végétarien. Maniaque de la propreté, il se lavait anormalement souvent. Il dormait peu, lisait avec grande avidité tout ce qui lui tombait sous la main et possédait une étonnante mémoire des données factuelles. Ayant des vues arrêtées sur un large éventail de sujets, il avait tendance à monopoliser la conversation. Outre un vif intérêt pour la médecine et la biologie, il se considérait comme particulièrement expert dans le domaine de l’art, de l’histoire et de l’architecture. Autodidacte, il méprisait les « intellectuels » qui avaient acquis leur savoir sur les bancs de l’université. Bien que ses connaissances fussent éclectiques, mal digérées et dogmatiques, il ne fait pas de doute qu’il était intelligent et vif d’esprit.

Lui qui était distant et inaccessible, même envers ses proches pouvait s’attacher à des petits détails, comme le choix de cadeaux à offrir à ses secrétaires pour leur anniversaire. Aimant la compagnie des femmes, il se montrait toujours galant et affable avec elles, surtout si elles étaient belles. Doté d’un humour tranchant et d’un talent d’imitateur, il savait faire rire son entourage. Enfin, il était d’une grande fidélité envers ses camarades de la première heure qui avaient partagé ses épreuves.

S’ils ne s’étaient accompagnés d’une conception du monde et de dons oratoires capables de subjuguer les masses, ces traits de caractère n’auraient pas suffi à le distinguer et à attirer l’attention sur lui. En tant que personne, et abstraction faite de sa philosophie politique, Hitler était effectivement un médiocre. Mais son credo politique et la conviction avec laquelle il savait l’exprimer lui donnèrent un dynamisme hors du commun.

(p. 63-64)

Comme nous l’avons vu, même aux plus hauts échelons du parti, la principale vertu de l' »idée » résidait justement dans on caractère vague – dans l’adhésion fanatique à une lointaine utopie, plutôt qu’à des points précis d’une plate-forme politique. Hitler était particulièrement habile à faire surgir chez ses auditeurs – pour peu qu’ils fussent ouverts à ce type de message – la vision grandiose d’une nation allemande renaissant de ses cendres. Il parvenait à convaincre des millions d’hommes et de femmes que lui seul, avec le soutien du parti, pouvait mettre un terme aux malheurs de l’Allemagne et lui faire retrouver le chemin de la grandeur. Cette vision héroïque de l’avenir renfermait la promesse d’immenses bienfaits pour tous – à condition qu’ils appartinssent à la « race supérieure » -, alors que les ennemis du peuple, ceux qui le maintenaient dans la sujétion, seraient non seulement bannis, mais anéantis à tout jamais.

Pour séduire les foules, il suffisait de broder sur ce double thème de la régénération du pays et de l’élimination des ennemis de la nation. Aux yeux des militants du début des années 1930, les « ennemis de la nation » étaient en premier lieu les marxistes. Bien que dans la vision du monde, « Juifs » et « marxistes » fussent synonymes, Hitler, jusqu’à la conquête du pouvoir, privilégia en publique les dénonciations du marxisme. Durant toute cette période, les membres du parti, et a fortiori les électeurs occasionnels, étaient d’abord et avant tout des antimarxistes – même si, bien entendu, leur antimarxisme pouvait coexister avec un antisémitisme virulent ou l’englober.

(p. 164-165)

Jusqu’en 1941, l’exaltation du pouvoir de Hitler – et de sa propre glorification – s’accompagne d’une accumulation de succès à couper le souffle. A cheval sur le monde, le mépris pour la chétive opposition ne connaissait pas de bornes. Toutefois, les conquêtes ne pouvaient assurer la victoire finale. Et avec l’échec de la Blitzkrieg en Union soviétique puis l’entrée en guerre des États-Unis, la mince ligne qui sépare la victoire d’une défaite inéluctable fut franchie, le pari mégalomane d’une domination mondiale perdu. Après 1941, Hitler n’allait rencontrer que malheur et adversité. D’humeur instable, il passait d’un extrême à l’autre : tantôt il faisait montre d’un optimisme inébranlable et de plus en plus chimérique, assuré que sa volonté finirait par triompher, que la « Providence » ne pouvait l’abandonner, tantôt il succombait à des accès de dépression et de résignation devant son impuissance à remporter la victoire ou à se soustraire à la défaite, épanchant sa fureur de tous côtés pour ne s’arrêter qu’au seuil de l’autocritique.

Au cours du second hiver de la campagne de Russie, l’état de santé de Hitler commença à souffrir de l’implacable pression de la guerre. A partir de 1943, il fut à bien des égards un homme malade – même très malade comme en automne 1944 et, de nouveau, en avril 1945.

Tout indique que Hitler fut soumis à une extrême tension nerveuse vers la fin 1942 et le début 1943, durant les mois qui suivirent l’âpre conflit avec ses généraux sur la conduite de l’offensive dans le Caucase et la catastrophe de Stalingrad. La plupart du temps, il changeait seul et quittait le moins possible son quartier général. Il souffrait d’insomnies. Ses courtes promenades avec son chien constituaient ses seuls moments de détente. Il ne voulait même plus écouter la musique de Wagner. Il était plongé dans une profonde dépression qui ne trouvait d’exutoire que dans de violents accès de fureur incontrôlables, surtout dirigés contre les généraux, ses boucs émissaires.

Quatrième de couverture

Événement majeur de notre siècle, le nazisme demeure également une énigme majeure posée aux historiens. Tour à tour, ceux-ci l’ont expliqué par le phénomène général du fascisme – mais sans rendre raison de la question raciale, périphérique dans le fascisme italien, centrale dans le régime hitlérien : par le totalitarisme antibourgeois – mais entre le nazisme et le stalinisme les différences de buts, d’idéologie, de structures économiques et sociales l’emportent sur les similitudes d’apparence; par la personnalité de Hitler, décidant tout et tout seul, du génocide comme de la guerre – mais au risque de ne pouvoir dire pourquoi le régime hitlérien consista en une polycratie, multiplicité de centres de pouvoir et d’initiatives bureaucratiques, plus ou moins autonomes et rivaux.

Entre l’omnipotence diabolique de Hitler et la description de son pouvoir comme celui d’un « dictateur faible »  face à un appareil d’État tout-puissant, Ian Kershaw risque une vision nouvelle. Ce qui devient objet d’histoire, ce n’est plus Hitler, mais sa position exceptionnelle, réelle, immense et qui excédait la mesure d’un individu sans qualité, tribun de brasserie, déclassé social, artiste raté.

L’autorité charismatique qu’il exerça n’était pas l’autorité traditionnelle, héréditaire ou hiérarchique, ni celle, légale, de la bureaucratie; elle se fondait sur la perception – toujours renouvelée – par la masse de qualités, d’une mission, d’un héroïsme supposés du chef.

Le charisme permet enfin de tenir ensemble tous les traits que les interprétations précédentes avaient jusqu’alors séparément soulignés: le pouvoir de Hitler résultait de la collaboration, de la tolérance, des faux espoirs ou de la faiblesse de tous ceux qui, en Allemagne, occupaient une position de pouvoir ou d’influence tous reportèrent leurs attentes ou leurs ressentiments dans la personne du dictateur. Il devint l’emblème de l’activisme, la source de l’autorité légitime, l’instance de confirmation ou de sanction des faits et gestes de quiconque agissait selon les intentions qu’il prêtait au Führer. De cela résultait une combinaison sans précédent d’instabilité institutionnelle et de dynamisme hors du commun, qui, incapable de stabilisation dans des formes légales, finit dans l’autodestruction.