Paul Aussaresses – Je n’ai pas tout dit : ultimes révélations au service de la France

En 2001, Paul Aussareses a écrit un livre : « Services spéciaux : Algérie 1955-1957 », dans lequel il racontait sa participation dans les événements en Algérie dans les années 50, et surtout la pratique de la torture.

À la suite de ce livre, le Président de la République, Jacques Chirac a décidé de lui retirer la Légion d’Honneur et demandé à l’Armée de terre de prendre les dispositions disciplinaires qui s’imposaient. Il a été poursuivi et condamné par apologie de la torture, crime contre l’humanité.

A la suite de ces punitions, il a estimé utile d’écrire ce livre, pour dire ce qu’il estimait devoir encore dire. Il disait qu’il avait été puni par ce qu’il a dit et pas par ce qu’il a fait.

À la lecture de ces deux livres je ne peux qu’essayer de comprendre le personnage. A mon avis, Aussaresses est un individu avec un narcissisme exacerbé, très probablement pathologique. Il n’exprime aucun remords : on pourrait espérer que 40 ou 50 ans après les faits il pourrait se poser des questions. Mais non, aucune capacité d’autocritique : il a toujours fait ce qu’il fallait « Pour la France », expression qu’il répète sans arrêt, y compris dans le titre de ses livres. Comme s’il s’estimait un héros dont la France devrait être fière et dont tous ses actes n’avaient qu’un seul but : la France.

Au sujet de la torture et des exécutions sommaires, il dit avoir toujours agit avec des ordres de l’hiérarchie. Or, il raconte dans son livre précédent (page 34-36) avoir expliqué à son supérieur hiérarchique qu’il utilisait la torture et l’exécution de tous ceux ayant subi la torture, ce qui a laissé son chef perplexe et en désaccord. Donc, ce n’était pas un ordre de l’hiérarchie. Dans l’armée, ce type d’initiative d’un subordonné ne doit pas exister, surtout lorsqu’il s’agit de crimes. Par ailleurs, on peut se demander si Aussaresses n’est pas parmi les initiateurs de cette pratique systématique en Algérie, vu que ceci s’est passé tout au début de l’intervention française.

D’ailleurs, il a préparé à l’avance un rapport sur le « suicide » de Larbi Ben M’hidi, avant même qu’il soit assassiné. En fait, Aussaresses l’a pendu dans une ferme isolée. Cela montre très bien qu’il n’ignorait pas que ses actes étaient criminels. Ausseresses s’attribuait le pouvoir de torture et de vie et de mort des prisonniers.

Un point important que je peux déduire de ces livres est le rapport qu’il avait avec Roger Trinquier. Alors qu’il se réfère souvent de façon élogieuse à ses collègues, ce n’est pas le cas de Trinquier : souvent c’est juste le nom et d’autres fois c’est avec un certain mépris. On le comprend quand on sait que Trinquier s’opposait à la torture et encore plus aux exécutions, mais il estimais que parfois, dans des rares exceptions, la torture pouvait se justifier. Il écrit dans son livre « La guerre moderne » (p. 41 de l’édition de 1961) :

 » Les interrogateurs s’efforceront toujours de ne pas porter atteinte à l’intégrité physique et morale des individus. La science peut d’ailleurs très bien mettre à la disposition de l’armée les moyens pour y parvenir. »

Ce différend explique probablement pourquoi Aussaresses aurait exigé comme condition pour être affecté dans le service de Massu de ne pas être un subordonné de Trinquier : Aussaresses avait le poste de Commandant et Trinquier, Lieutenant-colonel (voir citation p. 59).

Le différend avec Trinquier ne se limite pas à ce désaccord puisqu’il semble qu’il s’est attribué la paternité d’une idée de Trinquier : le quadrillage des la ville pour une meilleure gestion (citation p. 122). Or, ceci apparaît dans le livre de Trinquier et cela faisait partie de la mission de Trinquier et pas de Aussaresses.

Finalement, l’opinion de Carl Bernard, officier de l’Armée américaine est aussi intéressant : selon lui, « l’usage de la torture est contre-productif sur le long terme et qu’elle se retourne contre l’armée qui la pratique. »

La perception de la somme de ces détails sur la torture laisse croire certains officiers s’opposaient à cette pratique. Par contre elle était approuvée ou, au moins, tolérée par partie de l’hiérarchie militaire, par exemple, les généraux Massu et Bigeard et quelques personnalités politiques. Il est aussi possible que ces pratiques se faisaient surtout dans les « Services spéciaux » et pas dans les autres corps, auquel cas il ne fallait pas blâmer toute l’Armée française.

Un affabulateur ! Certains passages sont des faux qui sortent de son imagination. Je cite quelques uns dont je peux déduire soit par le contexte, soit par des contradictions.

Dans les pages 166-169 il raconte une histoire où il aurait rencontré une femme à Paris, ils ont discuté des frivolités puis chacun est allé dans tout en échangeant des cartes de visite (je résume). Ça s’est passé en 1974 alors qu’il était attaché militaire au Brésil. Quelque temps après, il était à Manaus, au Brésil et a reçu un appel radio du alors, Colonel Figueiredo, chef du SNI (Service National d’Information, équivalent de la DGSE) avec un ordre de venir d’urgence à Brasilia. Figueiredo aurait envoyé un hélicoptère lui chercher. Arrivant à Brasilia, on l’attendait déjà à l’aéroport et il est emmené voir Figueiredo. Celui-ci lui informe que la femme, Eva, était un fait un agent tchèque du KGB. Il lui montre même la femme, par terre, pas reconnaissable tellement abîmée par la torture. Or, connaissant ce pays, je doute que ça s’est passé comme ça. D’une part, la distance entre Brasilia et Manaus est de 1950 km, ce qui fait 3900 km aller-retour, ce qui fait une énorme distance pour aller chercher quelqu’un, en hélicoptère, dans une urgence supposée. Urgence qui n’existait pas puisque l’information comme quoi il aurait été contacté par une espionne aurait suffit, cela aurait pu être dit lors de leur conversation radio. D’autre part, Montrer une espionne torturée et abîmée à un militaire étranger ne fait partie des habitudes de ces services, surtout à un étranger du corps diplomatique.

Il parle de l’élimination physique de certaines personnes (voir citation p. 99). Aussaresses indique que les décisions étaient prises par le Président de la République lui même. Il raconte avoir organisé l’élimination de Félix Moumié, en 1960, donc sous de Gaulle. Je peine à croire que le Général de Gaulle ait pris la décision d’éliminer ce politicien camerounais. Mais bon… opinion personnelle.

Au sujet du coup d’état au Chili, par Pinochet en 1973. Il dit que le Brésil avait soutenu Pinochet en envoyant des avions, des véhicules et de l’armement lors du coup d’état. Il est vrai que le Brésil a été parmi les premiers pays a reconnaître Pinochet comme président du Chili, mais il est faux que des ressources brésiliennes ont été utilisées pour le coup d’état. Néanmoins, il est vrai que le Brésil a envoyé, après, de l’armement léger – fusils et munition – pour soutenir la répression.

Aussaresses dit que Thomson-Brandt a vendu des véhicules de transport de troupes au Brésil et qu’il y avait une entreprise, ENGESA, qui fabriquait conjointement avec Thomson, des véhicules de transport de troupe. Les deux affirmations sont fausses. D’une part les véhicules de transport de troupe utilisés par l’Armée étaient entièrement fabriqués par ENGESA. D’autre part, il y a eu un char construit dans les années 80, Osorio, après le départ de Aussaresses de la Thomson, qui utilisait certaines composantes européennes, notamment de l’électronique embarquée.

Bref, il y a certain nombre d’imprécisions ou des récits dont je reste dubitatif. Il est certain que son récit est probablement, globalement vrai, mais qui met en doute des détails.

Globalement, il semble que ce livre a été produit avec un esprit de vengeance après que la Légion d’Honneur lui a été retirée. Ce que un narcissique comme lui ne pouvait pas supporter – ego blessé. Donc, à lire avec une certaine méfiance.

Une autre démonstration de son narcissisme extrême apparaît lorsqu’il parle du procès de Bob Denard, où il a été entendu comme témoin. Il dit : « J’ai parlé longuement devant le jury, non pas de Bob, mais des Services spéciaux. J’ai fait un vrai cours de Services spéciaux ! »

Que reste-t’il après tout ce temps ? Lui qui disait avoir toujours œuvré « pour la France » a largement contribué à ternir l’image de ce pays, symbole des Droits de l’Homme. Par exemple, une journaliste brésilienne, Leneide Duarte-Plon a publié le livre, en portugais, « La torture comme arme de guerre : De l’Algérie au Brésil: Comment les militaires français ont exporté les escadrons de la mort et le terrorisme d’État ». Ce livre a été écrit après ceux d’Ausseresses et celui de Marie-Monique Robin. Pour l’instant je ne les ai que feuilleté mais j’ai pu déjà voir qu’il s’agit surtout de sensationnalisme journalistique. Ce ne sont pas les seuls écrits du genre.

Je ne crois pas que l’on puisse dire que la France a exporté de la torture ou du terrorisme d’État. Par contre, il est vrai que certains barbouzes indélicats, des Français, l’ont disséminé, peut-être en faisant passer des des comme si c’était au nom de la France alors que ce n’était pas le cas. Il est vrai que tout cela est une honte.

Je crois aussi que ça a été une erreur de l’envoyer Aussaresses au Brésil en tant qu’attaché militaire de l’Ambassade, et aussi de l’embaucher chez Thomson. On peut difficilement croire que dans les années 70 son pedigree n’était pas encore connu.

Malgré tous les points négatifs de ce livre, il s’agit d’un livre intéressant et facile à lire, qui dévoile la pensée de cet « patriote » qui n’est pas vraiment quelqu’un qui fait honneur à la France.

Citations

(p. 42)

  • Justement, parlons d’Algérie. Dans votre livre « Services spéciaux » qui vous a valu un procès et la perte de votre Légion d’Honneur, vous racontez ce que vous avez fait, de 1955 à 1957 à Philippeville d’abord, puis pendant la bataille d’Alger. Vous écrivez « Voler, assassiner, terroriser. On m’avait appris à crocheter les serrures, à tuer sans laisser des traces, à être indifférent à ma souffrance et à celle des autre, à oublier et à me faire oublier, tout cela pour la France. » Vous pensez toujours ça aujourd’hui ?
  • Oui
  • Vous ne regrettez pas ?
  • Non.
  • Et si c’était à refaire ?
  • « Et si c’était à refaire, je referais ce chemin ».

(p. 59)

AUX ORDRES DE MASSU

Dans l’organigramme de l’état major installé à la préfecture d’Alger, je deviens donc l’agent de liaison du Général Massu, chargé de tout ce qui concerne la police et la justice. Trinquier, lui, supervise le contrôle de la population civile. En privé, Massu m’ordonne de faire ce que j’ai fait à Philippeville. Je lui demande alors deux choses. La première, c’est que je ne serai en aucun cas le subordonné de Trinquier. La seconde, c’est que, puisque j’allais être chargé du sale boulot qui emm… tout le monde, qu’on me laisse faire la même chose qu’à Philippeville et qu’on ne vienne me chercher des poux sur la façon dont j’obtenais des renseignements.

(p. 62)

  • Vous avez dit que votre action était « décharger l’armée des basses besognes » ?
  • Voilà. Par exemple, Bigeard me dit un jour : « Nous avons des types de la cellule terroriste de Notre-Dame d’Afrique. Vous ne pouvez pas m’en débarrasser ? » Je ne pouvais pas lui répondre « démerdez-vous-en ! ». Il y avait des soldats chez Bigeard, des jeunes, des braves types. fallait pas, non, fallait pas qu’ils fassent ce boulot. Tandis que nous, on était déjà de vieux officiers, Garcet et moi. On en avait déjà tellement vu, ah…
  • Mais beaucoup de jeunes soldats, des appelés, ont dû participer à des interrogatoires. Qu’est-ce que vous voulez dire en parlant de « basses besognes » ?
  • Les exécutions sommaires.
  • Qui en décidait ?
  • Moi. Je le disais à Massu. En plus de la réunion quotidienne du matin, j’écrivais en quatre exemplaires tous les jours ce que nous faisions, de façon détaillée. Il y avait un exemplaire pour Massu, un pour le ministre-résident Lacoste et un pour le général Salan. Massu savait tout. Le gouvernement aussi. J’assistais aux exécutions que j’avais ordonnées. J’aimais pas, j’aimais pas.

(p. 122)

  • Carl Bernard, ce n’est pas cet officier américain qui vous a présenté comme l’officier le plus expérimente et le plus compétent en matière de guerre spéciale, c’est à dire contre révolutionnaire, notamment à cause de la technique de la technique de quadrillage d’un quartier et de sa population ?
  • C’est possible, qu’il ait dit ça, en effet. Je crois qu’il a même écrit.
    D’ailleurs, cet ancien camarade, vous l’avez revu en 2002, vous vous en souvenez ?
  • Bien sûr, je l’ai rencontré à Paris lors d’une émission de télévision.
  • Il a expliqué devant les caméras, que, selon lui, l’usage de la torture est contreproductif sur le long terme et qu’elle se retourne contre l’armée qui la pratique.
  • Je sais, je m’en souviens très bien. Carl Bernard s’est démarqué en dénonçant mes méthodes. Il reste mon ami, je ne veux donc pas épiloguer, mais je vous rappelle qu’à Fort Bragg, il enseignait exactement la même chose que moi. Nous avons partagé notre expérience, et lui, il en savait largement autant que moi. …
  • Il enseignait quoi ?
  • La même chose qu’à Fort Bragg, mais adaptée au contexte asiatique.

(p. 127)

AU SECOURS DES AMERICAINS CONTRE LA GUÉRILLA (L’ÉCOLE DE FORT BENNING ET FORT BRAGG)

  • Dites moi ce que vous appreniez aux soldats.
  • D’abord, ce n’étaient pas des simples soldats, comme vous pouvez le deviner, mais uniquement des officiers, capitaines au minimum, et un peu plus haut dans l’hiérarchie. Tous triés sur le volet. Je leur apprenais ce que j’avais vu et fait en Indochine et ce que j’avais vu et fait en Algérie.
  • Pour qu’ils l’appliquent plus tard dans leur pays.
  • Comme vous dites.
  • Les Français avaient la cote auprès des Américains parce qu’ils avaient lu « La guerre moderne » de Roger Trinquier sur la guerre subversive. Ils l’avaient d’ailleurs traduit en anglais. C’était un best-seller, non ?
  • Oui, c’est vrai, les Américains connaissaient ce livre, mais je dois dire que, personnellement, je n’en avait rien à faire de Trinquier. Je n’ai pas eu besoin de lui pour apprendre la guerre subversive ! Je m’entendais bien avec Trinquier, certes, mais c’est tout.
  • Il a quand même été le premier à écrire un livre sur la guérilla urbaine.
  • Oui, c’est vrai. Trinquier savait écrire, car il avait été élève instituteur dans le civil, mais dans le domaine qui nous concerne, j’en savait autant que lui.

 

Quatrième de couverture

 » Qu’est-ce qui t’a pris d’ouvrir ta gueule?  » demande Marcel Bigeard à son camarade de combat, le général Paul Aussaresses, ancien de la France libre, baroudeur de légende, quand il a commencé de livrer ses souvenirs sur la guerre d’Algérie dans son ouvrage Services spéciaux – Algérie 1955-1957 (Éditions Pion et Perrin, 2001). En disant clairement que oui, il avait torturé et qu’il en avait reçu l’ordre, le général Paul Aussaresses a provoqué un beau tohu-bohu médiatique qui s’est soldé par sa condamnation pour apologie de crimes de guerre en 2003 et sa démission forcée de l’ordre de la Légion d’honneur.

Tout le monde lui tourne le dos, mais son témoignage en déclenche beaucoup d’autres.

Jean-Charles Deniau, qui l’avait interviewé dans son documentaire « Paroles de tortionnaires » est retourné le voir dans sa retraite.

Le Général a bientôt 90 ans, il ne voit presque plus, il est fatigué, mais les souvenirs de toute sa vie de soldat et d’agent secret – il a été membre du service Action du SDECE – sont intacts, comme son humour à froid et sa façon particulière d’énoncer les faits. Lui qui a désobéi pour la première fois de sa vie en 2001, en brisant la loi du silence, a décidé de ne pas  » rentrer dans le rang » et de récidiver.

Est-ce le défaut de reconnaissance qui l’accable aujourd’hui, depuis que la Légion d’honneur lui a été retirée, ou le tourment inavoué de sa conscience qui pousse Paul Aussaresses à affirmer : Je n’ai pas tout dit ? Répondant aux questions sans complaisance de Jean-Charles Deniau et Madeleine Sultan, il se confie, et c’est un demi-siècle de coups tordus, de guerre froide, de ventes d’armes, d’affaires jusqu’ici tenues secrètes qui se dévoilent dans ce livre.

Les gouvernements de droite comme de gauche se succèdent sans que rien ne change dans un monde où tous les coups sont permis. Paul Aussaresses répond aux questions, n’a rien oublié et raconte : les ventes d’armes à toutes les dictatures, en particulier à celles d’Amérique latine, sous Giscard comme sous Mitterrand, la formation des futurs officiers tortionnaires du Chili et d’Argentine par des instructeurs français, les opérations « homo » (homicides) en Afrique, Klaus Barbie-Altman opérant pour l’industrie française en toute tranquillité, en Bolivie. Enfin, ultime révélation, Paul Aussaresses nous permet d’éclaircir un des derniers grands mystères de la guerre d’Algérie.

Pour autant, le Général a-t-il tout dit de lui-même ?

A-t-il consenti à revenir sur ces fameuses  » circonstances  » qui semblent avoir, au fil d’un irrésistible processus paralysé les plis de sa conscience?

Tout au long de ces entretiens très serrés, Jean-Charles Deniau et Madeleine Sultan ont cherché à explorer la question du libre-arbitre et de la responsabilité de l’officier en temps de guerre, qui s’est posée à chaque étape de cet itinéraire sans retour.