David Le Breton – La peau et la trace

David Le Breton est un anthropologue, professeur à l’Université de Strasbourg, qui s’est spécialisé dans l’anthropologie du corps. Ses ouvrages traitent des différents rapports que l’on peut avoir avec son corps.

Il nous parle ici des auto-mutilations que certains peuvent faire sur son corps: des incisions, scarifications, … Des actes qui, en général, génèrent parfois de la douleur dans le but de supporter une souffrance. Ce ne sont pas actes qui ne s’inscrivent pas dans des tentatives de suicide, mais des façons de marquer son corps pour pouvoir exister ou pour dénoncer une souffrance. La peau est une enveloppe qui enregistre un historique de vie.

D’autres formes de mutilations sont aussi traitées dans ce livre : celles dites de passage (circoncision, excision, …) et les performances artistiques. Les premières se font dans des cérémonies marquant le franchissement d’une étape de vie et les deuxièmes sont relèvent plutôt d’un militantisme présentant un contexte en rapport avec cet enveloppe que nous portons tous.

Lorsqu’il s’agit d’une automutilation, tous les cas à l’exception des cérémonies de passage, la douleur n’a pas d’importance et n’est pas ressentie et elle sert surtout à soulager une souffrance psychique. Ce sont des actes pratiqués dans son intimité.

Comme tous les ouvrages de Le Breton, il s’agit d’un contenu détaillé avec beaucoup de références, qui complète d’autres livres de l’auteur, tels « Signes d’identité » ou « Adieu au Corps » ou, son ouvrage fondateur « Anthropologie du corps et modernité ».

J’avoue que cette lecture, même courte, m’a mis mal à l’aise, lorsqu’il décrit comment se passent ces automutilations, qui ressemblent à du masochisme. Ce sont des choses que je n’aime pas voir. Mais c’est personnel..

Citations

(p. 25)

La peau est une barrière, une enveloppe narcissique qui protège du chaos possible du monde. Porte que l »‘on ouvre ou ferme à son gré, mais souvent aussi à son insu. Elle est un écran où l’on projette une identité rêvée, comme dans le tatouage, le piercing, ou les innombrables modes de mise en scène de l’apparence qui régissent nos sociétés. Ou, à l’inverse, une identité insupportable dont on voudrait se dépouiller et dont les blessures corporelles auto-infligées sont l’indice.

(p. 36)

Les atteintes à l’intégrité corporelle ne soulèvent guère, en principe, l’hypothèse de mourir. Les incisions, les scarifications, les brûlures, les piqûres, les coups, les frottements, les insertions d’objets sous la peau ne sont pas l’indice d’une volonté de se détruire ou de mourir. Elles ne sont pas des tentatives de suicide mais des tentatives de vivre, ultime manière de bricoler du sens sur son corps en faisant la part du feu, c’est-à-dire en sacrifiant une part de soi pour pouvoir continuer à exister. La blessure auto-infligée n’est pas souffrance mais opposition à la souffrance, elle est un compromis, un essai de restauration du sens. La conspiration intime est moins contre l’existence qui en sa faveur, elle tente de se frayer une issue permettant enfin d’être soi. Le passage à l’acte de l’entame corporelle ou de la conduite à risque conjure une catastrophe du sens, elle en absorbe les effets destructeurs en la fixant sur la peau et en essayant de la reprendre en main.

Sans doute serait-il rassurant d’éliminer la question soulevée par ceux qui attentent à leur corps en la rabattant vers la folie, la maladie, mais il est impossible de ne pas voir qu’une immense majorité de ceux qui procèdent ainsi n’en offrent pas moins toutes les apparences d’une intégration sociale sans problèmes. Si les atteintes corporelles abondent dans les institutions totalitaires (hôpitaux psychiatriques, prisons, institutions fermées accueillant des adolescentes, etc.), elles n’en sont pas moins présentes au sein de la société, touchant les individus dont les proches sont parfois loin de s’imaginer qu’ils recourent à de telles démarches pour maintenir une prise sur leur vie. Les blessures corporelles délibérées ne sont pas plus des indices de folie que les tentatives de suicide, les fugues, les troubles alimentaires ou d’autres formes de conduites à risque des jeunes générations, ce sont plutôt des tentatives de forcer le passage pour exister (Le Breton, 2002b). Martine, précédemment citée, le dit avec force : « Les coupures, c’était la seule manière de supporter cette souffrance. C’est la seule manière que j’ai trouvé, à ce moment là pour ne pas vouloir mourir ».

Quatrième de couverture

David Le Breton, poursuivant son anthropologie du corps, montre comment le recours au corps marque la défaillance de la parole et de la pensée. Ces êtres qui se coupent, s’entaillent, se blessent volontairement et secrètement dont il parle ici tentent en réalité de porter le langage à un autre niveau, de transcender l’impasse relationnelle dans laquelle ils se trouvent. Ils s’entament le corps comme s’ils posaient des limites aux souffrances extérieures, ils font cela pour se sentir plus vivants. Leur peau est devenue surface d’inscription de leur mal-être et de leur refus. Ils changent leur corps à défaut de changer le monde.

A cette étrange auto-chirurgie du sens chez les adolescents, qu’il faut lire comme la recherche d’une redéfinition de soi, David Le Breton ajoute une réflexion sur les atteintes corporelles délibérées en situation carcérale, marquages indélébiles qu’il faut lire comme l’expression d’une résistance à l’humiliation et à l’enfermement, ainsi que sur les artistes de  » body art  » qui, à travers leurs performances sanguinolentes et douloureuses, essayent d’ébranler le miroir social.

Avec cet ouvrage très fort, parfois à la limite de l’insoutenable, l’anthropologue du corps montre que la recherche de la fabrique du sacré à usage personnel, la sollicitation de l’autre au-delà du social sont la manifestation du désir éperdu d’exister, serait-ce aux limites de la condition humaine.