Jacques Bouveresse – Prodiges et Vertiges de l’Analogie

Cet ouvrage est, d’une certaine façon, une suite au livre « Impostures intellectuelles » de Alain Sokal et Jean Bricmont, sorti peu de temps avant. Dans cet ouvrage, ces physiciens dénoncent l’usage abusif de termes scientifiques par des auteurs des sciences humaines (philosophes, sociologues, psychanalystes, etc), des mots savants, dans un contexte où ces termes n’ont pas de signification, pas de rapport avec le contenu. Ça sonne sérieux devant des gens qui ne sont pas du domaine scientifique. Des auteurs critiqués sont, par exemple, Jacques Lacan, Julia Kristeva, Bruno Latour, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze et Felix Guattari. Chaque chapitre de cet ouvrage est dédié à un philosophe et expose son « imposture scientifique ».

On peut mieux comprendre le contenu de l’ouvrage, connaissant le profil de l’auteur (de sa page sur Wikipédia) [1] :

Influencé par Ludwig Wittgenstein, le cercle de Vienne et la philosophie analytique, Jacques Bouveresse défend une position rationaliste dont le prolongement éthique est la modestie intellectuelle. Les valeurs de clarté, de précision et de mesure, qui définissent pour une part la rationalité, se traduisent, du point de vue moral, par une dénonciation des abus dont peuvent se rendre coupables les milieux intellectuels en général et le milieu philosophique en particulier. C’est dans cet esprit que Bouveresse a étudié les œuvres de Wittgenstein, Robert Musil et Karl Kraus. Ses domaines d’étude comprennent la philosophie de la connaissance, des sciences, des mathématiques, de la logique et du langage, et la philosophie de la culture.

L’auteur analyse le contexte, les raisons et conséquences de ces « impostures intellectuelles » ainsi que les critiques faites à ce livre. Vu le profil rigoriste de Jacques Bouveresse, il n’est pas étonnant qu’il soutienne la démarche de Sokal et Bricmont.

Il ajoute un autre cas d’imposture. Il s’agit de Régis Debray qui prétend s’appuyer sur le Théorème de Gödel pour montrer qu’une société ne peu se fonder sur elle-même. Or, le Théorème de Gödel ne s’applique qu’aux systèmes formels : une société n’en est pas un. Bouveresse critique surtout le fait qu’il s’agit d’un sophisme classique que constitue un argument d’autorité.

En fait, la plupart de ces impostures relèvent soit du manque de rigueur scientifique, soit de l’intention d’éblouir les lecteurs avec des arguments « sophistiqués ». Il s’agit souvent d’analogies. Il est commun, en sciences, de trouver des similitudes entre des sujets assez distincts. L’identification des analogies est intéressante, mais il faut toujours être attentif puisqu’elles ne sont jamais complètes. D’où le titre de l’ouvrage : « Prodiges et Vertiges de l’Analogie ».

Un exemple qui m’a marqué était dans un article écrit par un disciple de Lacan, qui expliquait le « Stade du Miroir », le moment où un enfant se découvre devant un miroir. L’analogie avec la physique de l’optique est valable, mais doit s’arrêter là. Mais l’auteur a continué et posé des équations de reflet spéculaire, toutes fausses et qui, à mon avis, n’ajoutaient rien au sujet. L’analogie n’est pas plus que qualitative et limitée.

Assez souvent, il s’agit de l’utilisation de concepts assez complexes venant de la physique ou des mathématiques et dont l’auteur n’a qu’une notion globale simplifiée – voir l’effet Dunning-Kruger [2}.

{1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Bouveresse

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Effet_Dunning-Kruger

Table des matières

  • Avant-propos : « l’affaire Sokal » vingt-cinq ans après
  • De l’art de passer pour « scientifique » aux yeux des littéraires
  • L’inculture scientifique des littéraires est-elle la vraie responsable du désastre ?
  • Comment les coupables se transforment en victimes et en accusateurs
  • Les avantages de l’ignorance et de la confusion considérée comme une forme de compréhension supérieure
  • Les malheurs de Gödel ou l’art d’accommoder un théorème fameux à la sauce préférée des philosophes
  • L’argument « Tu quoque!« 
  • Qui sont les vrais ennemis des philosophes ?
  • L’affaire Sokal et après: la leçon sera-t-elle comprise ?
  • La liberté de pensée sans la liberté de critiquer ?
  • Epilogue

Citations

(p. 126-127)

On peut n’avoir aucune sympathie pour certains philosophes ou pour une certaine façon de pratiquer la philosophie. Mais c’est, jusqu’à preuve du contraire, une chose normale et qui n’a rien à voir avec une antipathie quelconque pour la philosophie elle-même. Encouragé par un titre de Roland Jaccard dont il rend compte, Pascal Bruckner parle de Wittgenstein comme d’un « philosophe qui haïssait la philosophie », ce qui est pour le moins surprenant, s’agissant de quelqu’un qui a écrit « qu’il n’y a rien de plus merveilleux au monde que les vrais problèmes de philosophie ». Wittgenstein n’aimait assurément pas beaucoup l’idée un peu trop flatteuse que la philosophie se fait généralement d’elle-même et le genre de prétentions qu’elle a coutume d’afficher. Et il est clair qu’il détestait assez fortement le milieu des philosophes professionnels (j’ai sur ces deux points, je l’avoue, une attitude assez semblable à la sienne). Mais cela ne suffit sûrement pas pour que l’on puisse dire de lui ou de qui que ce soit d’autre qu’il haïssait la philosophie ; et s’il y a un point sur lequel je ne fais guèere confiance aux philosophes, c’est bien celui de leur aptitude à dialoguer les vrais et les faux amis de la philosophie. Les ennemis réels de la philosophie sont-ils ceux qui la discréditent (notamment, mais pas seulement, auprès du milieu scientifique) en écrivant des choses comme celles dont il question dans le livre de Sokal et Bricmont ou ceux qui font le genre de travail que les auteurs d’Impostures Intellectuelles ont essaye de faire ? C’est un point sur lequel le choix ne me semble pas vraiment difficile à faire.

(p. 127)

Inimicus Plato, magis inimica falsitas. « Platon est mon ennemi mais l’erreur encore plus ». Le problème est justement que trop de gens sont devenus aujourd’hui incapables de distinguer la haine que l’on peut éprouver pour la fausseté et l’absurdité de celle que l’on peut avoir pour leurs auteurs.

Quatrième de couverture

À côté de l’abus de pouvoir « scientiste » il en existe un (le « littérarisme ») qui consiste à croire que ce que dit la science ne devient intéressant et profond qu’une fois retranscrit dans un langage littéraire et utilisé de façon « métaphorique » un terme qui semble autoriser et excuser presque tout. Au lieu d’un « droit à la métaphore » on devrait parler plutôt d’une prétention d’exploiter sans précaution ni restriction les analogies les plus douteuses qui semble être une des maladies de la culture littéraire et philosophique contemporaine.

Plus de vingt ans après « l’affaire Sokal » dont il analysait les enjeux, ce livre garde toute son actualité, et son mordant. Pour cette nouvelle édition augmentée, préparée avec lui avant sa disparition, Jacques Bouveresse a jugé utile d’ajouter un texte récent dans lequel il revient sur les dénégations qu’une partie du champ intellectuel français a dressées, et dresse encore, face aux questionnements critiques.