Serge Tisseron – Ces désirs qui nous font honte
Ces désirs qui nous font honte : Désirer, souhaiter, agir : le risque de la confusion
Petit livre d’une soixantaine de pages écrit pour les professionnels psy, mais accessible et intéressant pour tous.
Les désirs dont il parle sont ceux impliquant des situations condamnables soit par la loi, soit par la morale de la société. Il est beaucoup question, dans l’ouvrage, de la pédophilie et de l’inceste, mais tout ceci s’applique aussi à bien d’autres désirs.
Ce qui est très intéressant dans ce petit livre est que l’auteur découpe la situation en trois phases : le désir, le souhait et l’action. Prenons encore le cas de la pédophilie, tellement mentionné dans le texte.
Le « désir » peut être juste quelque chose qui passe par la tête, qui pourrait faire plaisir à cet adulte : avoir une relation sexuelle avec un enfant. Ceci n’est pas condamnable par la loi et ne devait pas non plus être la cause d’une honte. La particularité est qu’il s’agit d’une phase où il y a encore contrôle de la situation et pas de décision prise de passer à l’acte. D’où l’importance de, si besoin est, en parler à un professionnel ou à une personne de confiance.
Le « souhait » implique une décision de passer à l’acte si la situation se présente et il n’y a rien qui finit par empêcher l’action. Ceci peut être condamnable par la loi ou par la morale dans certains cas.
Et l’action qui est la réalisation effective du désir.
Avec ces distinctions, souvent confondues, on peut analyser plusieurs cas de figure. J’ai commencé par Vanessa Springora, victime de Gabriel Matzneff. Ceci est un exemple montrant que l’enfant aussi peut avoir du désir et du souhait, suite à une manipulation de l’adulte. L’auteur décortique plusieurs situations où l’enfant peut aussi avoir du désir, mais pas forcément le même que celui de l’adulte.
On peut aussi penser au désir de la disparition d’un personnage publique ou d’un peuple. Sujet brûlant d’actualité. Penser qu’il serait bien que certain personnage public disparaisse de la scène publique n’est pas condamnable, par contre le souhait qu’il meurt par action de lui-même ou de quelqu’un d’autre pourrait être, au minimum, classé comme un discours de haine.
Un cas emblématique et tout récent est assassinat du blogueur américain républicain Charles Kirk. On a vu des nombreuses personnes de gauche, et pas juste américaines, se réjouir de l’assassinat. Par leur haine, ils sont passés à la phase de « souhait » et même « action », même si cette dernière a été effectuée par quelqu’un d’autre. Cela explique pourquoi ils ont été démis ou ostracisés. Au contraire, on voit passer une vidéo de Dean Withers, un des plus importants opposants de Charles Kirk, ému par l’assassinat. Il n’a sûrement passé par les phases de souhait ou action et, peut-être même, de désir. Cela s’appelle « empathie ».
Après la compréhension des phases du désir, il est plus facile de comprendre la « honte », qui apparaît encore avec trois phases : la perception que l’on a été « littéralement retranché du monde », suivi d’une phase de tentative d’autocritique et de compréhension de la raison de ce qui est en train de se passer et finalement la honte proprement dite, qui doit être vue plutôt comme une phase de reconstruction (voir citation). Mais cette reconstruction n’est pas possible que si on reconnaît le tort qu’on a pu avoir. Rester « droit dans ses botes », en général, ne sert à rien.
Ce livre, très court, est très intéressant puisqu’il nous donne les clés pour interpréter un tas de situations dans un monde de plus en plus turbulent.
Citations
(p. 55-57)
Toute honte passe par trois phases successives qu’il est important de reconnaître pour éviter d’être submergé par elle.
La première consiste dans l’angoisse catastrophique d’être littéralement retranché du monde. L’enjeu n’y est pas de perdre tout amour ou toute possibilité de jouir, comme dans la culpabilité, mais de même toute manifestation d’intérêt de la part de nos proches.
La phase qui suit est dominée pas la confusion. Bien qu’elle soit également vécue dans l’angoisse, cette phase présente un progrès important par rapport à la précédente. En effet, alors que dans l’expérience catastrophique de la honte, le sujet n’est plus rien, il a dans la confusion la confirmation qu’il existe : ne pas savoir où on est, avec qui on est, à quel moment on est, c’est encore une façon de savoir qu’on est celui qui ne sait rien. L’expérience de confusion constitue donc une première tentative de reconstruction par rapport à la catastrophe absolue qui a précédé.
Enfin, la troisième phase de la honte consiste dans le sentiment de honte proprement dit. Bien que le moment soit postérieur aux deux précédents, il est souvent le seul à laisser une trace à l’esprit. C’est en effet un moment de reconstruction de soi particulièrement important, et cela, pour deux raisons. Tout d’abord, dans le sentiment de honte, le sujet ressent et nomme sa honte. Or nommer ce qu’on éprouve permet de le constituer en objet d’attention, et de se sentir exister comme sujet capable de repérer sa propre réalité psychique. Et ensuite, le sentiment de honte est structurant par ses retombées sur nos représentations sociales. Pour accepter l’idée que les autres me fassent honte, il me faut en effet pouvoir me dire : « Les autres font attention à moi, c’est pourquoi ils risquent de me faire honte. » Il faut donc ne plus se percevoir comme isolé, mais entouré. Autrement dit, le sentiment de honte est positif à la fois pour l’identité subjective et pour la constitution du lien sociale.
Quatrième de couverture
Le désir, c’est la vie. Mais il n’est jamais seul en cause ! L’auteur explique pourquoi il est indispensable de l’articuler à chaque fois avec d’autres dimensions, et de distinguer entre désirer et agir, ainsi qu’entre désirer et souhaiter.
Un enfant peut éprouver un désir sexuel pour un adulte, tout comme un adulte pour un enfant, mais ce rapprochement n’est jamais souhaité par l’enfant parce qu’il a le pressentiment des dommages que cette rencontre provoquerait à sa personnalité en formation.
Reconnaître et parler de ce désir n’est pas une incitation au passage à l’acte, si la distinction entre désirer et souhaiter est posée. Ce n’est malheureusement pas ce qui se passe aujourd’hui, au risque de précipiter les personnalités les plus fragiles vers des passages à l’acte délictueux.
« Parler de nos désirs dont la réalisation est interdite, et tisser des liens autour de ces discours, est le seul moyen pour éviter de nous trouver un jour submergés par des zones obscures de nous-mêmes, pour notre plus grande honte et celle de nos proches. »