Edith Sheffer – Les enfants d’Asperger
Asperger, une se des formes d’autisme. Mais qu’est-ce qu’on sait d’autre de ce qu’on entend parler ? Qui Ă©tait Asperger et dans quel contexte ce type d’autisme a Ă©tĂ© identifiĂ© et comment ? Ce livre vient combler un trou bĂ©ant.
Ça se passe dans les hĂ´pitaux psychiatriques pour enfants de Vienne, Autriche, entre les annĂ©es 30 et 1945.Ces hĂ´pitaux travaillaient Ă©troitement avec l’UniversitĂ© de Vienne. Les patients sont des enfants avec des problèmes psychiques, soit des enfants difficiles ou estimĂ©s difficiles venant des familles Ă problème. Jusque lĂ , rien de particulier.
Avec l’Anschluss (annexion de l’Autriche) en 1938, il y a eu des changements aussi bien dans l’organisation du système de santĂ© comme aussi les objectifs.
En ce qui concerne l’organisation, la totalitĂ© des mĂ©decins et professionnels de santĂ© juifs ont Ă©migrĂ© ou ont Ă©tĂ© dĂ©mis de leurs fonctions. Ne sont restĂ©s que les nazis convaincus, qui ont adhĂ©rĂ© au NSDAP ou alors quelques uns, comme le Dr. Asperger. Asperger n’a jamais adhĂ©rĂ© au NSDAP, mais avait des convictions peut-ĂŞtre ambigĂĽes, ce qui lui a valu d’ĂŞtre observĂ© et ĂŞtre objet de rapports par les services de police du NSDAP.
Du point de vue des objectifs, et c’est très important, un des objectifs du IIIème Reich Ă©tait la purification de la race aryenne. Pour cela, il fallait Ă©liminer aussi bien les Ă©trangers et ceux jugĂ©s incapables de s’intĂ©grer socialement aux « Volks ». La Shoah est bien connue, l’opĂ©ration T4 (Ă©limination des handicapĂ©s) un peu moins mais celle-ci peu ou pas. Il s’agit, en fait, d’Ă©liminer surtout des Allemands ou Autrichiens, y compris des Aryens.
Le livre dĂ©crit tout le processus : certains enfants sont diagnostiquĂ©s « insociables » ou « handicapĂ©s » par les psychiatres, un dossier avec demande d’autorisation de mise Ă mort est envoyĂ© aux Ă l’administration du Reich Ă Berlin, toujours acceptĂ©e, ensuite l’enfant est transfĂ©rĂ© au service Spiegelgrund pour ĂŞtre tuĂ©. Cela concernait des vrais handicapĂ©s, mais aussi des handicaps mineurs, des enfants difficiles et mĂŞme des enfants dont la famille voulait se dĂ©barrasser.
Le Dr Asperger a fait partie de ceux qui ont envoyĂ© des enfants Ă la mort mĂŞme si, vraisemblablement, il n’Ă©tait pas parmi les pires. Parmi ces mĂ©decins, un seul a Ă©tĂ© condamnĂ© Ă mort Ă la fin de la guerre : le directeur du centre de mise Ă mort. Les autres ont Ă©tĂ© peu ou pas inquiĂ©tĂ©s et ont continuĂ© leur carrière pendant des dĂ©cennies.
Il est aisĂ© de comprendre que dans une telle population, la fraction d’enfants autistes Ă©tait plus importante que dans la population gĂ©nĂ©rique. Le Dr. Asperger a remarquĂ© cela et a aussi remarquĂ© que tous les autistes ne l’Ă©taient pas de la mĂŞme façon. Certains avaient un niveau intellectuel assez Ă©levĂ©. Cette forme d’autisme a Ă©tĂ© le sujet de sa thèse de postdoctorat soutenue en 1944. Le sujet a, vraisemblablement, Ă©tĂ© traitĂ© de forme assez lĂ©gère et le seul vrai intĂ©rĂŞt de ses travaux a Ă©tĂ© d’avoir identifiĂ© et dĂ©crit, mĂŞme sommairement, cette forme d’autisme.
Le Dr. Asperger n’a plus fait des publications ou des Ă©tudes sur le sujet et sa thèse est tombĂ©e dans l’oubli jusqu’Ă ce que la psychiatre britannique Lorna Wing a repris la thèse de Asperger et a changĂ© de spĂ©cialitĂ© pour devenir pĂ©dopsychiatre, après que sa fille a Ă©tĂ© diagnostiquĂ© autiste.
C’est un livre très dense mais dont la lecture en vaut la peine. Très bien Ă©crit avec un contenu Ă cheval sur l’histoire de la deuxième guerre, la psychiatrie et un peu de sociologie. Il n’est pas facile d’Ă©crire un livre aussi dense et couvrant des domaines aussi diverses – et pourtant, Ă mon avis, c’est une rĂ©ussite.
Citations
(p.101-103)
L’environnement professionnel d’Asperger se mĂ©tamorphosa. A l’universitĂ© de Vienne, Eduard Pernkopf, spĂ©cialiste de l’anatomie et militant du Parti depuis 1933, fut nommĂ© doyen de la facultĂ© de mĂ©decine. Il avait rĂ©solu Ă aligner l’institution sur les principes nationaux-socialistes. Quatre jours après sa nomination, le 6 avril 1938, c’est habillĂ© en uniforme de la SA qu’il prononça son discours inaugural, dans lequel il soulignait le rĂ´le central de l’hygiène raciale pour la mĂ©decine nazie et plaidait pour la promotion au sein de la population de ceux Ă©tant « gĂ©nĂ©tiquement valables » et « l’Ă©limination de ceux Ă©tant hĂ©rĂ©ditairement infĂ©rieurs par la stĂ©rilisation et d’autres moyens ».
Pernkopf insista pour que toute la facultĂ© prĂ©te serment Ă Adolf Hitler et que , « aryens » ou non, dĂ©clarent leur ascendance auprès de l’administration. Ceux qui ne prĂŞtèrent pas serment on furent classĂ©s comme « non-aryens » perdirent leur poste. Si Asperger pu le conserver, ses collègues furent en revanche massivement licenciĂ©s. La facultĂ© e mĂ©decine se dĂ©barrassa ainsi de 78 % de son corps enseignant, majoritairement des Juifs, parmi lesquels trois prix Nobel. Sur 197 mĂ©decins, 44 seulement restèrent.
Au total, l’universitĂ© de Vienne exclut 45 % du personnel de ses autres facultĂ©s. Et deux tiers des 4900 mĂ©decins de Vienne, parmi lesquels 70 % de ses 110 pĂ©diatres, perdirent leur poste. Des milliers d’entre eux Ă©migrèrent (principalement aux États-Unis) ou furent dĂ©portĂ©s. La mĂ©decine devint une des professions les plus nazifiĂ©es du IIIème Reich, la moitiĂ© environ des praticiens rejoignant le parti.
(p. 114-115)
Durant le mandat d’Asperger, entre octobre 1939 et juillet 1940, les conseiller motorisĂ©s de Hamburger effectuèrent soixante-dix-sept voyages et examinèrent 5626 nouveau-nĂ©s et enfants ayant jusqu’Ă 14 ans. Ils affirmaient avoir rĂ©duit le taux de rachitisme et de mortalitĂ© infantile et se posaient en modèle pour d’autres districts de l’Autriche. Ce qui n’empĂŞcha Hamburger de noter que ces visites inquiĂ©tèrent certains habitant, Ă©voquant « la circonspection initiale des mères Ă l’Ă©gard du nouveau service ».
Les mères avaient raison de se mĂ©fier. Car les conseillers motorisĂ©s de Hamburger avaient pour seconde fonction d’ĂŞtre les yeux et les oreilles du rĂ©gime nazi. […] Ces derniers recensaient les enfants qu’ils considĂ©raient handicapĂ©s ou gĂ©nĂ©tiquement atteints, ainsi que les parents qu’ils estimaient socialement ou Ă©conomiquement inaptes. […]
Ce catalogage des mineurs allait bientĂ´t ĂŞtre mis Ă profit par le programme de mise Ă mort d’enfants qui dĂ©marra Ă l’institution viennoise de Spiegelgrund Ă la fin du mois d’aoĂ»t 1940, un mois seulement après la fin du mandat d’Asperger au service du Conseil motorisĂ©.
(p. 132-133)
Les meurtres dĂ©butèrent au Spiegelgrund le 25 aoĂ»t 1940. Au moins 789 enfants y moururent sous le IIIième Reich; près de trois quarts d’entre eux succombèrent officiellement Ă une pneumonie. CensĂ©e paraĂ®tre naturelle, cette cause de dĂ©cès rĂ©sultait en fait de l’administration de barbituriques. Les mineurs perdaient du poids, Ă©taient pris de fièvre et devenaient vulnĂ©rables aux infections qui dĂ©bouchaient gĂ©nĂ©ralement sur une pneumonie. Étant donnĂ© la malnutrition et les affections non traitĂ©es, une multitude d’autres maladies pouvaient Ă©galement entraĂ®ner la mort. Comme l’expliqua Ernst Illing, deuxième directeur du Spiegelgrund, dans son tĂ©moignage durant le procès après-guerre, « la chose Ă©tait maquillĂ©e, personne Ă l’extĂ©rieur ne devait ĂŞtre au courant de l’accĂ©lĂ©ration de ces dĂ©cès. Il fallait qu’il y ait une dĂ©gradation progressive de la maladie qui finissait par provoquer la mort ».
Reste que les enfants ne rĂ©agissaient pas tous de la mĂŞme manière aux mĂ©dicaments, et certains pĂ©rirent très rapidement. Les mĂ©decins du Spiegelgrund prĂ©sentèrent les meurtres comme un processus scientifique expĂ©rimental. Dans les interrogatoires d’après-guerre, ils expliquèrent qu’il avait fallu du temps pour parfaire les mĂ©thodes de mise Ă mort. Le premier directeur mĂ©dical du Spiegelgrund, Erwin Jekelius, affirma que les enfants ne succombaient pas toujours aux doses standard de Luminal : « Au dĂ©but, j’ai assistĂ© Ă plusieurs reprises personnellement Ă ces mises Ă mort afin de voir si ce processus Ă©tait d’une quelconque manière douloureux. Par deux fois, l’empoisonnement des enfants malades ne causa pas la mort parce que la dose de Luminal Ă©tait insuffisante. » C’est pourquoi les mĂ©decins recoururent ensuite Ă une injection combinĂ©e de morphine, d’acide diallybarbiturique et de scopolamine.
Ernst Illing, qui succĂ©da en 1942 Ă quarante-et-un ans Ă Jekelius au poste de directeur, confirma que « la façon dont la mort intervenait diffĂ©rait grandement selon l’âge de l’enfant et la nĂ©cessitĂ© de le calmer ou non prĂ©alablement. La mort intervenait parfois en quelques heures, parfois seulement au bout de plusieurs jours ». Pendant son mandat, ajouta Illing, les enfants recevaient gĂ©nĂ©ralement des cachets de Luminal ou de Veronal rĂ©duits en poudre et mĂ©langĂ©s avec « du sucre ou du sirop ou tout autre aliment appĂ©tissant, de façon Ă ce qu’ils ne sentent pas le mauvais goĂ»t des cachets ». Mais, une fois qu’un enfant Ă©tait « dans le processus de l’agonie, il n’Ă©tait plus possible de s’appuyer sur sa capacitĂ© de dĂ©glutition, il fallait injecter ».
(p. 312)
Le fait qu’Asperger ait Ă©crit si peu sur la psychopathie autistique après le IIIème Reich et qu’il ne se soit pas engagĂ© dans de nouvelles recherches systĂ©matiques sur le sujet donne Ă rĂ©flĂ©chir. A-t-il jamais cru dans ses travaux de la pĂ©riode nazie ? Si des universitaires Ă©trangers n’avaient pas dĂ©couvert et comparĂ© son diagnostic Ă celui de Kanner dans les annĂ©es 1960, Asperger aurait-il seulement publiĂ© de nouveaux articles sur la psychopathie autistique ? Certes, les centres d’intĂ©rĂŞt et les convictions d’Asperger auront pu Ă©voluer au fil du temps. Mais au vu de la rapiditĂ© avec laquelle il adopta le langage de la pĂ©dopsychiatrie nazie et durcit ses dĂ©finitions du diagnostique entre 1937 et 1944, il est possible qu’il ait, dans une certaine mesure au moins modelĂ© sa thèse de 1944 Ă partir de l’idĂ©ologie de son Ă©poque sans croire complètement en ce qu’il produisait.
Il est donc d’autant plus surprenant de constater qu’au moment oĂą Asperger semblait prendre ses distances avec sa dĂ©finition de 1944 de la psychopathie autistique, d’autres y adhĂ©raient.
(p. 312-313)
Le fait qu’Asperger ait Ă©crit si peu sur la psychopathie autistique après le IIIème Reich et qu’il ne se soit pas engagĂ© dans de nouvelles recherches systĂ©matiques sur le sujet donne Ă rĂ©flĂ©chir. A-t-il jamais cru dans ses travaux de la pĂ©riode nazie ? Si des universitaires Ă©trangers n’avaient pas dĂ©couvert et comparĂ© son diagnostic Ă celui de Kanner dans les annĂ©es 1960, Asperger aurait-il seulement publiĂ© de nouveaux articles sur la psychopathie autistique ? Certes, les centres d’intĂ©rĂŞt et les convictions d’Asperger auront pu Ă©voluer au fil du temps. Mais au vu de la rapiditĂ© avec laquelle il adopta le langage de la pĂ©dopsychiatrie nazie et durcit ses dĂ©finitions du diagnostique entre 1937 et 1944, il est possible qu’il ait, dans une certaine mesure au moins modelĂ© sa thèse de 1944 Ă partir de l’idĂ©ologie de son Ă©poque sans croire complètement en ce qu’il produisait.
Il est donc d’autant plus surprenant de constater qu’au moment oĂą Asperger semblait prendre ses distances avec sa dĂ©finition de 1944 de la psychopathie autistique, d’autres y adhĂ©raient.
La psychiatre britannique Lorna Wing diffusa le diagnostique d’Asperger de la psychopathie autistique en 1981. Wing avait changĂ© de spĂ©cialitĂ© pour devenir pĂ©dopsychiatre quand sa fille, Susie, avait Ă©tĂ© diagnostiquĂ©e autiste. Elle avait conduit des recherches approfondies sur des enfants dont elle avait le sentiment qu’ils ne correspondaient pas Ă l’idĂ©e de Kanner sur l’autisme, lorsqu’elle entendit parler des travaux d’Asperger. Elle mit la main sur la thèse de Asperger – que son mari lui traduisit – et reconnut dans les descriptions d’Asperger des comportements qu’elle avait observĂ©s chez un certain nombre d’enfants. Selon elle, Kanner et Asperger dĂ©crivaient des aspects diffĂ©rents participant du mĂŞme « spectre », celui de l’autisme.
(p. 322-323)
Les images populaires occultent souvent la diversité des étiquettes.
La difficultĂ© qu’il y a Ă classifier l’esprit d’autrui apparaĂ®t dans l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des Ă©tiquettes de l’hystĂ©rie et de l’autisme. La sociĂ©tĂ© joue un rĂ´le dans l’Ă©laboration des diagnostics qui dĂ©finissent autrui. Si des individus et des professions donnĂ©s nomment certes ces Ă©tats, ils ne nous sont en revanche pas imposĂ©s. Nous les acceptons, les perpĂ©tuons et participons Ă leur crĂ©ation. Quand nous Ă©voquons l’Ă©tiquette de l’autisme, nous devrions le faire en ayant une pleine connaissance de ses origines et implications.
La société est de plus en plus sensible aux nuances en matière de race, de religions, de genre, de sexualité et de nationalité allant croissant, nous pourrions commencer à saisir les dangers que recèle une étiquette totalisante fondée sur des caractéristiques variables, car les étiquettes influent sur le traitement des individus, et le traitement influe sur leur vie.
En montrant comment une sociĂ©tĂ© peut façonner un diagnostic, l’histoire d’Asperger et de l’autisme devraient mettre en exergue la moralitĂ© qu’il y a Ă respecter l’esprit de chaque enfant et Ă traiter cet esprit avec prudence.
Quatrième de couverture
Si le syndrome d’Asperger est connu, le parcours du psychiatre autrichien dont cette forme d’autisme porte le nom l’est moins. L’historienne américaine Edith Scheffer a découvert la véritable histoire de ce médecin après la naissance de son enfant autiste. Et ce qu’elle apprend la glace d’effroi.
En 1938, professeur à l’hôpital pédiatrique de Vienne, Asperger est l’un des psychiatres appelés à façonner le nouvel Allemand selon des critères eugéniques : sélectionner les parents d’après leur hérédité, leurs défauts biologiques, leurs tendances politiques… Et parmi les enfants autistes, Asperger identifie les « négatifs » et les « positifs » à l’intelligence détonante, qui auront alors une chance d’échapper au tri macabre.
Archives inédites à l’appui, Edith Sheffer nous livre une enquête bouleversante et rétablit la vérité sans le moindre pathos sur le rôle criminel du Dr Asperger.