Roger Trinquier – La guerre moderne

Je suis arrivé à ce livre par une suite d’autres livres : une démarche chronologique à l’envers.

M’intéressant à la période de la dite dictature militaire au Brésil (mon pays natal), j’ai trouvé un article dans un site avec le titre « Livre montre comment les français ont exporté vers le Brésil les méthodes de torture utilisés lors de la Guerre d’Algérie » (Livro mostra como franceses exportaram para o Brasil métodos de tortura usados na Guerra da Argélia). Il s’agit d’un entretien avec la journaliste brésilienne Leneide Duarte-Plon, autrice du livre « La torture comme arme de guerre » (A tortura como arma de guerra), publié en 2016. Il est question de la « doctrine militaire française », qui aurait été enseignée aux États Unis et au Brésil par le Général Aussaresses.

A son tour, ce livre à été écrit à partir du livre, et documentaire, « Escadrons de la mort, l’école française », publié en 2004 par la journaliste Marie-Monique Robin qui, à son tour, a été écrit après la sortie du livre « Services spéciaux – Algérie 1954-1957 » do général Paul Aussaresses, publié en 2000, où il dit avoir pratiqué la torture en Algérie.

Tous ces livres font référence à ce livre de Roger Trinquier, publié en 1961, laissant entendre que la torture faisait déjà partie du contenu de ce livre puisqu’il aurait été utilisé comme livre texte dans les formations dispensées par le général Aussaresses.

L’expression « exporté vers le Brésil les méthodes de torture » m’a choqué (euphémisme) et j’ai voulu savoir plus.

Né au Brésil et ayant vécu cette période là bas j’ai choisi de les lire dans l’ordre chronologique. Flairant qu’il s’agit plutôt du journalisme et pas de l’historiographie je suis convaincu qu’il y a des erreurs. Il ne faut jamais faire confiance aveugle aux journalistes : leurs dires sont souvent politiquement (trop) biaisés.

Donc, Roger Trinquier a été un militaire, colonel, de l’Armée française. Il a fait la deuxième guerre, la guerre d’Indochine et celle de l’Algérie. Il a publié ce livre en 1961, juste après être parti à la retraite. Le contenu de ce livre résulte de son expérience dans ces conflits.

Le sujet « guerre moderne » (terme, à mon avis, mal choisi) est en opposition à la guerre regulière (Clausewitz), telle que enseignée dans les écoles militaires, où une armée régulière se bat contre une autre armée régulière dans un terrain où seules les deux armées ont droit d’accès. Ici, une armée régulière se bat contre un groupe organisé dont le but est, la plupart du temps, de prendre le pouvoir ou d’expulser un occupant. Ce groupe, n’ayant pas d’existence officielle, ne respecte aucun cadre légal ou convention internationale applicable aux conflits armés. Des exemples sont nombreux : la Résistance en France, la Guerre d’Algérie, la Révolution cubaine, Daech, Al Qaeda, Hamas, les révolutions sud-américaines. Ce dernier cas est celui qui m’a fait venu lire ce livre.

Cet ouvrage est considéré comme faisant partie des premières tentatives de théoriser, par quelqu’un du terrain, ce type particulier de conflit. Il a été traduit en anglais et utilisé dans des cours de « Doctrine militaire française » dans des académies militaires aux États-Unis. Pour éliminer toute erreur d’interprétation, que j’ai vu par ailleurs, ce livre ne correspond pas à une doctrine militaire mais ce sont des pensées (un essai) sur un type particulier de conflit armé. Une écriture personnelle qui ne peut pas être validée comme étant un document officiel de l’Armée ou de la France.

Néanmoins, Trinquier était connu plutôt comme un homme d’action qu’un théoricien. Le contenu de ce livre est plutôt pratique que conceptuel ou philosophique. C’est peut-être une des raisons qui ont fait que ce livre a été connu dans le milieu opérationnel militaire. A ce sujet, il est intéressant de lire « Faut encore lire Roger Trinquier ? » [1].

Mais venons à la torture, sujet qui m’a fait lire ce livre. Ce mot n’apparaît nulle part, mais il y a un endroit où il aurait pu apparaître. L’activité de renseignement est essentielle. Plus on obtient des informations sur l’ennemi, telles ses intentions, son organisation et son stratégie, plus on a des chances de le battre.

Une occasion pour obtenir de l’information est lors de la capture d’un adversaire. Il n’est pas un secret que pour le faire parler, il faut qu’il soit dans une position inconfortable et pour cela, il faut lui exercer une « pression ». La limite acceptable de cette « pression », telle que vue par l’auteur est dite dans la citation des pages 40-42, est de ne pas porter atteinte à l’intégrité physique et morale de l’individu. On comprend bien qu’au delà de ça, ça devient une « torture » dans le sens usuel du mot. Il parle aussi de l’utilisation d’interrogateurs capables. On voit lors des interventions du RAID ou du GIGN, des personnages dits « négociateurs » – ce sont des professionnels formés à la persuasion, capables de faire sauter des barrières. A noter qu’il est plus facile d’obtenir de l’information lorsqu’il s’agit d’un criminel commun que d’un individu mu par une idéologie ou un objectif politique.

Dans une confrontation armée il est inévitable d’avoir des brutalités et des morts, l’auteur le dit. Néanmoins, il faut absolument éviter les brutalités inutiles. Ces abus doivent être sévèrement sanctionnés et les armées ont des outils juridiques pour cela – voir citation pages 81-82.

Finalement, j’ai vu des affirmations comme quoi le but est souvent de neutraliser (dans le sens tuer) l’adversaire. Or, ce le but est de neutraliser l’organisation adversaire et pas ses membres. Par ailleurs, il prévoit l’aménagement de camps de prisonniers suffisamment vastes pour accueillir les individus captures et traités comme des criminels ordinaires, selon la convention de Genève, et libérés lors de la fin des hostilités.

Bref, pour résumer, l’auteur théorise, à partir de son expérience personnelle, ce type de guerre et la façon de la gérer pour la vaincre. Toutefois, il est très probable qu’il a été au courant de l’existence de torture pendant ces guerres, mais nulle part dans ce texte il la conseille, bien au contraire.

C’est un livre que j’ai beaucoup apprécie, il se lit facilement et il est très bien écrit.

J’ai recopié quelques bouts de texte qui m’ont semblé intéressants dans les citations.

Pour compléter, et ce n’est pas dans le livre, il y a d’autres cas où les prisonniers sont torturés. J’en cite deux. Le premier est pour faire régner la terreur – c’est le cas, par exemple, des exécutions faites par Daech – et dans ce cas, il faut faire de la publicité sinon il n’y a pas de sens. L’autre cas, relève plutôt du sadisme pathologique. Je cite comme exemple la torture par quelques militaires américains dans les prisons en Irak. Dans le cas de la pression ou torture pour obtenir des renseignements, il n’y a jamais de la publicité.

[1] DEMÉLAS Marie-Danielle, « Faut-il encore lire Roger Trinquier ? », Stratégique, 2022/1 (N° 128), p. 89-102. DOI : 10.3917/strat.128.0089. URL : https://www-cairn-info.portail.psl.eu/revue-strategique-2022-1-page-89.htm

 

Citations

(p. 36)

La guerre moderne exige un support inconditionnel des populations; ce soutien devra être maintenu à tout prix. Ce sera encore le rôle du terrorisme.

Une surveillance implacable sera exercée sur tous les habitants; tout soupçon ou indice d’insoumission sera puni de la peine de mort qui ne surviendra bien souvent qu’après des affreuses tortures.

Les atrocités commises par le F.L.N. en Algérie pour maintenir son emprise sur la population sont innombrables. Je n’en citerai qu’un exemple pour montrer le degré qu’elles ont pu atteindre dans certaines régions :

« Au mois de septembre 1958, les forces de l’ordre se sont emparées des archives d’un tribunal militaire d’une région F.L.N. Dans le seul canton de Michelet, arrondissement de Fort-National en Kabylie, plus de 2.000 habitants ont été condamnées à mort et exécutés entre le 1er novembre 1954 et le 17 avril 1957 ».

Le terrorisme est donc bien une arme de guerre. Et ceci est un fait nouveau qu’il est de la plus haute importance de signaler.

(p. 37)

Le terroriste ne doit donc plus être considéré isolément comme un criminel ordinaire. Il se bat, en effet, dans le cadre de son organisation, sans intérêt personnel, pour une cause qu’il estime noble, et un idéal respectable, comme tous les soldats des armées qui s’affrontent. Il tut sans haine, sur l’ordre de ses chefs, des individus qui lui sont inconnus avec la même sérénité que le soldat sur le champ de bataille. Les victimes sont souvent des femmes et des enfants, presque toujours des individus surpris sans défense. Mais à une époque où le bombardement des viles ouvertes est admis, où pour hâter la fin de la guerre dans le Pacifique nos alliés n’ont pas hésité à raser deux villes japonaises avec la bombe atomique, on ne peut valablement le lui reprocher.

« J’ai fait déposer en ville mes bombes à la main, parce que je ne dispose pas comme vous d’avions pour les transporter. Mais elles ont fait moins de victimes que vos bombardements par l’artillerie ou l’aviation sur nos villages des djebels. Je fais la guerre, vous ne pouvez pas me le reprocher. »

(p. 40-42)

La guerre, a dit Clausewitz, est un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté. Elle s’accompagne de des trictions infimes, à peine dignes d’être mentionnées, et qu’elle impose sous le nom « de droit des gens », mais qui n’affaiblissent pas sa force. La violence physique est dans le moyen, la fin d’imposer sa volonté à l’ennemi.

La première condition à remplir pour qu’un interrogatoire soit rapide et efficace sera de disposer d’interrogateurs sachant ce qu’ils peuvent demander au terroriste interrogé.

 »’

Les interrogateurs s’efforceront toujours de ne pas porter atteinte à l’intégrité physique et morale des individus. La science peut d’ailleurs très bien mettre à la disposition de l’armée les moyens pour y parvenir.

(p. 57)

Une telle Organisation heurtera certainement notre vieil esprit individualiste et fera courir à nos libertés des dangers qu’il ne faut pas minimiser. L’analogie apparente avec certaines organisations totalitaires pourra permettre à nos adversaires des attaques faciles.

Nous ne devrons pas nous laisser leurrer; la différence entre elles est fondamentale; notre organisation est une organisation de guerre défensive dont le seul but est d’assurer la protection des populations, particulièrement contre le danger du terrorisme. Aucun individu en y entrant n’aura à abdiquer une parcelle quelconque de ses libertés essentielles; mais face à l’ennemi commun chacun apportera avec discipline à ses semblables et à ses chefs une aide totale et sans réserve. La guerre gagnée, ou le danger passé, elle n’aura aucune raison de subsister.

Cependant, pour éviter des abus toujours possibles, elle devra être sérieusement contrôlée, afin qu’elle reste uniquement un moyen de protection contre l’ennemi extérieur et ne devienne pas un moyen de pression de politique intérieure.

(p. 62-63)

Certains éléments du service de renseignements en surface qui auront fait preuve de qualités exceptionnelles pourront entrer au service du Renseignement-Action. Ils devront être capables de détecter, de suivre, et quelques fois d’arrêter eux-mêmes les agents ennemis intéressants qu’ils auront découverts.

Mais nos meilleurs agents nous seront fournis par l’adversaire lui-même. Au cours des interrogatoires,, nous devrons toujours avoir présente à l’esprit la pensée que la plupart des individus arrêtés, si nous avons assez de souplesse, peuvent changer de camp. Beaucoup d’entre eux ne sont passés au service de l’ennemi que par la contrainte, et n’y sont restés que par la menace d’un chantage permanent. Si nous leur offrons généreusement une autre vie et notre protection, ils seront nos collaborateurs les plus sûrs.

(p. 80)

Dès l’ouverture des hostilités, des camps de prisonniers devons être aménagés, répondant aux conditions exigées par la Convention de Genève. Ils devront être suffisamment vastes pour pouvoir héberger jusqu’à la fin de la guerre la totalité des prisonniers.

Par tous les moyens – et c’est de bonne guerre – nos adversaires s’efforceront de ralentir et, si possible, d’arrêter nos opérations en les gênant au maximum.

Le fait que l’état de guerre n’aura généralement pas été proclamé sera, nous l’avons déjà signalé, un de leurs moyens les plus efficaces pour y parvenir.

Ils s’efforceront, en particulier, d’obtenir que les terroristes arrêtés soient traités comme des criminels ordinaires, et les membres de leur organisation comme des délinquants mineurs du temps de paix.

(p. 81-82)

Certaines rudesses inévitables pourront aisément passer pour des brutalités inadmissibles aux yeux d’un public sensible.

La population qui connaît nos adversaires subira sans protester un mal qu’elle sait nécessaire pour recouvrer sa liberté. Mais nos ennemis ne manqueront pas d’exploiter cette situation du fait pour les besoins de leur propagande.

Cependant, s’il faut faire la part des brutalités inévitables, une discipline rigoureuse devra toujours être en mesure d’interdire celles qui sont inutiles. Or, l’armée a les moyens d’exiger et de maintenir une ferme discipline.

En outre, elle dispose de sa propre justice, justement créée pour réprimer rapidement et sévèrement les délits ou les crimes commis par les militaires dans l’exercice de leur fonction. Elle les sanctionnera sans faiblesse.

(p. 83)

L’action psychologique

Nos buts de guerre devront être nettement connus de la population. Elle devra être convaincue que, si nous l’appelons à se battre à nos côtés, ce ne peut être que pour défendre une cause juste. Et nous ne devons pas la tromper.

(p. 91)

L’arme capitale de la guerre moderne, dans les villes en particulier, c’est le terrorisme, appuyé par une organisation spéciale.

Dans les campagnes, c’est un vieux procédé de guerre qui a déjà fait ses preuves dans le passé et qui a été repris en l’adaptant aux conditions modernes de la guerre : c’est la guérilla dont la voie est ouverte par le terrorisme.

La guérilla et le terrorisme ne sont qu’un des stades de la guerre moderne, destiné à créer une situation favorable, permettant la mise sur pied d’une armée régulière, en mesure d’affronter une armée ennemie sur un champ de bataille et de la vaincre.

(p. 105)

Une armée classique disposant d’effectifs nombreux et instruits et d’un abondant matériel moderne s’est montrée finalement incapable de vaincre un adversaire qui en est pratiquement dépourvu et dont les cadres et la troupe n’ont en général reçu qu’une formation militaire rudimentaire. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître c’est pourtant une amère réalité que nous devons constater.

Esclave de sa formation et de ses traditions notre armée n’a pas réussi à s’adapter à une forme de guerre que les écoles militaires ne lui ont pas apprise.

Ses efforts méritoires, ses souffrances, ses sacrifices parviennent à gêner nos adversaires, à ralentir l’exécution de leur plan mais, en définitive, elle s’est montrée incapable de les empêcher d’atteindre leur but.

L’armée frappe le plus souvent dans le vide usant ainsi en pure perte des moyens considérables.

(p.106)

Si nous voulons affronter avec succès la guérilla et la vaincre dans des délais de temps admissibles, nous devons d’abord :

  • étudier les moyens dont elle dispose,
  • étudier les moyens et les possibilités dont nous disposons,
  • rechercher les points faibles de la guérilla et y appliquer le maximum de nos moyens;
  • tirer de cette étude des principes généraux qui nous permettront de mettre au point une méthode simple pour préparer et conduire avec succès les opérations contre la guérilla.

Quatrième de couverture

La guerre moderne, c’est celle que les guerres totales du xxe siècle puis la guerre froide avaient estompée mais qui revient en force dans les différentes crises dans lesquelles sont engagées les forces armées occidentales. C’est en fait la guerre de toujours, celle qui se conduit au sein des sociétés et des populations, face à un adversaire de type guérilla qui cherche à contourner la puissance classique des armées conventionnelles. fort de son expérience opérationnelle en indochine et en algérie, roger trinquier – plus connu sous l’appellation de colonel trinquier – la théorise en 1961 dans son oeuvre majeure la guerre moderne. Certes les circonstances et les objectifs politiques sont aujourd’hui bien différents, mais les tactiques demeurent et les principes majeurs énoncés par trinquier sont tellement adaptés aux engagements actuels que son ouvrage, largement traduit, fait aujourd’hui référence dans de nombreuses armées occidentales. il était temps que la france, par cette réédition trop longtemps attendue, se réapproprie un auteur dont la pensée s’avère d’une brûlante actualité.