David Le Breton – La fin de la conversation ?
David Le Breton est un anthropologue que j’apprécie beaucoup. Il a écrit des dizaines de livres sortis de ses recherches. Il s’intéresse au corps, dans tous ses états : le visage, le rire, le sourire, les cicatrices, tatouages, le silence, … et, dans ce livre, la conversation.
Il faut, d’abord, se mettre d’accord sur ce que c’est la conversation. Il s’agit d’un dialogue, dans la plupart du temps, léger. Deux ou plus personnes dialoguent, parfois sans but précis. On peut dire que préciser quelques attributs de ces conversations : il y a de l’ouverture d’esprit, ça se passe en tête à tête, on peut observer les réactions physiques et les expressions corporelles et faciales de l’autre et, pourtant, adapter son discours. Il y a une empathie qui se crée. Des exemples de situations sont, la sortie de deux copains pour prendre un verre, un repas de famille. On pourrait même ajouter certaines réunions de travail dites de « brainstorming », où les participants sont libres d’exprimer leur opinion et de décider, à la fin, de la suite ou des idées à retenir. Tout le reste ne serait que, aux mieux, de la communication.
On parle de « fin de la conversation », quelque chose qui tend à ne plus exister. Ce qui est pointé comme responsable ce sont les technologies de communication parues surtout à partir des années 1990 : d’abord les micro-ordinateurs puis les smartphones et tablettes – des outils avec un concentré de technologie et possibilités de communication.
Je mets tout ce la en rapport aux concept de modernité de Zygmunt Bauman. On vit dans un monde d’accélération (la modernité liquide) où l’immédiateté est recherchée. La vue s’écoule comme un liquide. Il n’y a plus besoin, et on n’a pas envie non plus, de prendre du temps pour sortir et aller retrouver quelqu’un pour prendre un verre : on se fait une vidéo et chacun prend un verre de son côté.
Concrètement on voit, dans des repas de famille ou dans des repas entre amis dans un restaurant, chacun attentif à son smartphone placé à côté, voir même scotché, s’absentant de l’environnement. Des cas extrêmes d’adolescents, pour ne pas dires des enfants et des adultes aussi, qui passent la plupart de leur journée actifs sur des réseaux sociaux.
Dans les réseaux sociaux, l’absence physique des participants crée des comportements parfois pathologiques qui n’auraient pu exister dans un dialogue face à face, avec très souvent, des agressivités inacceptables envers ceux qui pensent différent.
Chez les adolescents, ils ne lisent quasiment plus. Ils se contentent de rechercher des informations, qu’ils croient vrais, sur Internet. Plus rapide mais… sont elles fiables ? Cela a un impact non négligeable dans leur culture.
Quelques bouts de texte se trouvent dans mes citations, c’est le minimum que j’ai pu extraire.
Ce livre, pourtant de juste 120 pages, est très dense. Tout est à retenir.
Citations
(p.29-30)
Entamer une conversation implique de donner à voir et à comprendre à son interlocuteur un visage nourri de sens et de valeur, et faire en écho de son propre visage un lieu égal de signification et d’intérêt. Impossible en ce sens de se parler sans se regarder, c’est-à-dire sans suivre sur le visage de l’autre les fluctuations affectives des propos échangés. La disparition du visage traduit la fin de toute éthique, celle de la confiance qui seule permet l’établissement d’une réciprocité dans le lien social.
Sans visage pour s’identifier, n’importe qui ferait n’importe quoi, tout serait égal, la confiance serait impossible, l’éthique n’aurait plus aucun sens. C’est justement ce qui se joue dans les réseaux sociaux. Un individu masqué devient un invisible, n’ayant plus de comptes à rendre à personne puisque nul ne saurait le reconnaître et le mettre devant la responsabilité de ses actes ou de ses paroles. Dans « La Face d’un autre », un personnage du récit de Kôbô Abe ironise sur une société où tout le monde serait masqué. Il « n’y aurait plus de voleur, ni agent de police, ni agresseur, ni victime. Ni ma femme, ni celle de mon voisin ! ». A l’abri de ces masques, devenu anonyme, nul ne saurait plus qui est qui, avec même la possibilité de changer de masque plusieurs par jour. La notion d’individu se dissout au profit de celle de personne (persona : masque en latin). Impossible de concevoir un monde sans visages sans l’appréhender comme un univers de chaos.
(p.32-33)
Dans une conversation, en principe, nous cherchons à épargner à l’autre une humiliation ou une blessure d’amour-propre. Nous entendons lui « sauver la face » en considérant qu’il est de son devoir de faire de même. Toute conversation est une manière de se « limer » au contact, comme le dit Montaigne. Nous sommes dans la conversation au sein d’un immense débat qui ne nous épargne pas, qui nous confirme ou nous bouscule, nous guérit ou nous meurtrit. Il n’y a pas plus de vertus premières dans le monde que dans la parole. La conversation expose. Derrière le smartphone ou l’écran, il y a surtout le risque du virus ou de la panne. Et si l’échange tourne mal, la possibilité d’éteindre l’instrument. Les arrières sont bien gardés. Il n’y a pas de corps, pas de présence, une écoute distraite… Ce qui n’est pas le cas d’un échange de paroles car s’imposent alors des règles de civilité, garanties justement par la présence physique de l’auteur. L’engagement n’est pas le même.
(p. 78-79)
L’intolérance associée à la volonté de détruire l’autre qui ne pense pas comme soi est désormais courante sur les réseaux sociaux, mais déborde sur la vie réelle des acteurs. Les attaques personnelles, les expressions de haine, parfois les appels au meurtre sont monnaie courante sur les blogs, les forums, les réseaux sociaux dans leur ensemble. Ils sont surtout le fait des internautes entre eux. Ils naissent de l’impossibilité ou de la difficulté d’identifier les sources d’une attaque personnelle. L’hyper-individu contemporain est parfois une sorte de rôdeur parmi les allées marchandes de la communications, il se dissimule sous un pseudo, un avatar, il est sans visage. Et d’autant moins enclin à une conversation. L’anonymat favorise les règlements de comptes, le harcèlement, le commérage, la médisance, le refus que des opinions différentes des siennes continuent à se dire. Il est d’autant plus aisé de détruire quand on est assuré de son impunité par la distance, par l’absence de visage. Impossible de remonter à la source de la violence et donc de demander des comptes ou de débattre. Les réseaux sociaux renforcent l’invective, le mépris. Dans ce contexte, des personnes incapables d’agressivité dans la vie courante se sentent autorisées à toutes les exactions.
(p. 98-99)
Les technologies du numérique suscitent un enthousiasme pédagogique périlleux. Sur le Net l’information remplace la signification et la culture, la recherche implique une sorte de papillonnage fondé sur le plaisir immédiat, parmi une myriade de données non hiérarchisées, souvent régies par des algorithmes, où le meilleur côtoie le pire, où l’univers de la consommation est sans cesse présent par le biais de la publicité, il n’est pas organisé, contrôlé, mais en vrac, comme un terrain de jeu sans fin régi essentiellement par l’industrie du divertissement. On peine à croire que Michel Serres puisse proclamer avec enthousiasme la fin de l’école et son remplacement par le Net: « Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment les transmettre ? Voilà, c’est fait […] D’une certaine manière, il est toujours et partout transmis. Naïveté d’un philosophe qui pense qu’il suffit de donner un ordinateur à un élève pour qu’il se hisse à tous les niveaux du savoir par un seul clic. L’École devient inutile, les enseignants obsolètes, hormis pour apprendre aux enfants à lire et à utiliser les techniques d’information et de communication.
Pourtant, au-delà du techno-prophétisme d’un Michel Serres, le constat est plus amer. Internet est moins un outil de connaissance qu’un outil de consolidation de croyances informulées qui président à la consultation. Le jeune y trouve ce qu’il cherche et renforce ses préconceptions du fait des algorithmes qui orientent son parcours. D’où la vulnérabilité aux théories du complot, aux fake news, etc.