Lucas Ferraz – Injustiçados

J’ai des restrictions sur le contenu de ce livre mais il reste un livre très intéressant dont la lecture en vaut la peine avec les remarques sur le contexte.

OBS : Le mot en portugais « justiçado » se réfère a quelqu’un qui a été puni sévèrement avec un châtiment corporel ou avec peine de mort, en dehors de la justice officielle.

Ce livre traite un point particulier de l’époque de la dictature militaire au Brésil (ou plutôt, je préfère, régime autoritaire).

O « justiçamento » était appliqué aux militants ayant commit des actes graves contre le mouvement: allant de la défection à la délation d’autres militants. Il y avait trois peines : l’expulsion simple, l’expulsion avec dénonciation et condamnation à mort. Les peines étaient décidés par un tribunal révolutionnaire sans la présence des accusés, sans droit de défense et même sans leur connaissance.

L’auteur commente quatre cas de « justiçamento » de militantes dont la peine a été la condamnation à mort et aussi de deux opposants : un commissaire de police et un industriel supposé subventionner la répression et la torture.

L’auteur décrit ces cas avec une grande richesse de détails et références. C’est surtout grâce à ce contenu très bien écrit et référencé que la lecture de ce livre en vaut la peine.

Mais ce livre a un gros problème: il a été écrit, selon l’auteur, suite a une phrase de Bolsonaro disant que Fernando Santa Cruz avait été tué pendant la dictature par un autre guérillero et pas par la répression (p. 12). Bolsonaro avait très certainement tort. Fernando Santa Cruz a disparu et son corps n’a jamais été retrouvé. L’auteur considère que seuls les cas rapportés dans son livre ont été des cas d’assassinats commis par la guérilla, et donc, que Bolsonaro mentait.

Le problème est que ce ne sont pas les seuls cas. On peut, par exemple, citer le cas de Alberto Mendes Junior, lâchement « justiçado » por Carlos Lamarca, Yoshitame Fujimori et Diógenes Sobrosa de Souza [3].

Des études faits par des historiens et des journalistes avant 2012 (je reviendrai) estiment à 120 à 130 assassinats commis par la guérilla. Reinaldo Azevedo a publié une liste, malheureusement en portugais, détaillée des noms et conditions d’assassinats [1] [2] [3] et [4]. La plupart d’entre eux ont été des des victimes non ciblées qui étaient au mauvais endroit au mauvais moment, lors des attentats, braquages, … La probabilité qu’on apprenne plus est très faible : beaucoup des protagonistes sont déjà décédés et ceux qui sont encore en vie ne veulent plus en parler.

En 2011, la Présidente Dilma Roussef a créé la « Commission Nationale de la Vérité » [5] (en français) [6], chargée d’enquêter sur les crimes contre l’humanité commis par la répression pendant l’époque de la dictature. Notons par ailleurs que Dilma Roussef faisait partie dBeaucoup moins qu’en Argentine, Chili ou Cuba. Reinaldo Azevedo identifie quatre militants de l’ALN-Molipo, dans cette liste, qui auraient été tués pas la guérilla [1].s guérilleros. Le résultat de ces travaux sont un rapport en trois volumes [6] où le troisième [7] énumère 434 victimes entre 1946 et 1988, dont 293 morts et les autres sont des disparus. Beaucoup moins qu’en Argentine, Chili ou Cuba. Reinaldo Azevedo identifie, dans cette liste, quatre militants de l’ALN-Molipo qui auraient été « justicés » pas la guérilla [1].

Si rien ne justifie l’utilisation de torture par la répression, je considère que les travaux de cette commission ont une valeur légale mais par moral. Ceci pour deux raisons : la première est que, si on veut connaître la vérité et puisque cette commission s’affiche comme une tentative de conciliation nationale, il fallait aussi inclure les morts par la guérilla. La deuxième, à mon avis la plus grave, il s’agit d’une tentative de l’extrême gauche d’une réécriture de l’histoire.

Il y a aussi un problème pécuniaire puisque les victimes de la répression, ou leurs familles, ont droit à des indemnisations de la part de l’état et sont considérées comme des héros alors que les victimes de la lutte armée n’en ont pas le droit et ne sont même pas mentionnées nominativement dans le rapport de la Commission.

L’extrême gauche brésilienne (Parti des travailleurs et associés) présentent les guérilleros comme des héros ou des victimes qui se battaient pour la démocratie (n’oublions pas que Dilma Roussef, toujours en activité politique, était parmi les guérilleros). Ceci est faux : ils se battaient contre la dictature militaire dans le but d’installer une dictature du prolétariat. Plusieurs anciens guérilleros l’affirment : Fernando Gabeira [8] [9], Vera Silvia Magalhaes [12] [13] ou o Dr. Eduardo Jorge [14]

« Tous les anciens guérilleros disent qu’ils luttaient pour la démocratie. Mais si vous regardez le programme que nous avions à cette époque, nous voulions une dictature du prolétariat. C’est un point de séparation avec le passé. La lutte armée ne visait pas la démocratie, du moins pas dans son programme. » [10] [11]

Fernando Gabeira a participé à l’enlèvement de l’ambassadeur américain, Charles Elbrick en 1969. Il a été arrêté peu après et liberé et exilé avec 39 autres guérilleros contre la libération de l’ambassadeur allemand, Ehrenfried von Holleben, enlevé en 1970 [8]. C’est lors séjour à l’étranger (Algérie puis Suède), qu’il a pu prendre de la distance et analyser sa participation à la guérilla.

En tout, la guérilla a enlevé quatre ambassadeurs : États Unis, Allemagne, Japon et Suisse. Parmi les actions de la guérilla on trouve aussi des actions typiques du banditisme tels le braquage de banque, le cambriolage ou le vol de voiture, …

Rappelons que tout ceci s’est passé surtout dans les années 60 à 1973, juste après la révolution cubaine. Selon Luis Mir, la lutte armée brésilienne a été financée depuis 1961 par Cuba [15]. C’était l’époque des guérillas sud-américaines : Che Guevara, Régis Debray, Fidel Castro et autres.

Ce livre s’inscrit dans la droite ligne de la réécriture de l’histoire de la dictature au Brésil, comme par la « Commission de la Vérité ». En plus, si on souhaite être cohérent avec l’histoire, il fallait l’appeler « Justiçados » et pas « Injustiçados ».

Cette période au Brésil est encore une période controversée : les plaies ne se sont pas encore refermées. Le peu de distance temporelle et les passions allumées par les partis politiques de gauche et de droite, mais surtout de gauche, en sont pour quelque chose. Il y a beaucoup de livres sur le sujet mais très difficile d’en trouver où le sujet soit traité avec impartialité. La « Commission de la Vérité » mis en place par un ancien guérillero, tel que cela a été fait n’a en rien aidé. Ce n’était pas une lutte de « méchants » contre des « gentils » : il y avait des méchants des deux côtés.

D’autre part, ce livre confirme l’impression que j’avais de Carlos Eugênio Paz (Clement). Ses collègues estiment qu’il « ne s’intéressait pas à la politique, mais plutôt aux coups de feu et à l’action » (voir citation page 84). On trouve plusieurs vidéos sur youtube où il raconte ses actions (assassinats) avec beaucoup de détails techniques. J’avais plutôt l’impression de voir un tueur à gages plutôt qu’un militant se battant pour la démocratie.

[1] https://veja.abril.com.br/coluna/reinaldo/todas-as-pessoas-mortas-por-terroristas-de-esquerda-1-os-19-assassinados-antes-do-ai-5

[2] https://veja.abril.com.br/coluna/reinaldo/todas-as-pessoa& »]s-mortas-por-terroristas-de-esquerda-2-muitas-de-suas-vitimas-eram-pessoas-comuns-so-tiveram-a-ma-sorte-de-cruzar-com-esquerdista/

[3] https://veja.abril.com.br/coluna/reinaldo/todas-as-pessoas-mortas-por-terroristas-de-esquerda-3-8211-a-impressionante-covardia-de-lamarca

[4] https://veja.abril.com.br/coluna/reinaldo/todas-as-pessoas-mortas-por-terroristas-de-esquerda-4-o-alto-grau-de-letalidade-daqueles-humanistas-8230

[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Commission_nationale_de_la_v%C3%A9rit%C3%A9_(Br%C3%A9sil)

[6] http://cnv.memoriasreveladas.gov.br/index.php

[7] http://cnv.memoriasreveladas.gov.br/images/pdf/relatorio/volume_3_digital.pdf

[8] https://pt.wikipedia.org/wiki/Fernando_Gabeira

[9] Fernando Gabeira – O que é isso companheiro ? – Estaçao Brasil, 2016

[10] https://pt.wikipedia.org/wiki/Fernando_Gabeira#cite_note-18

[11] https://www.youtube.com/watch?v=cP5PGY08vbs

[12] https://pt.wikipedia.org/wiki/Vera_S%C3%ADlvia_Magalh%C3%A3es

[13] https://www2.camara.leg.br/a-camara/documentos-e-pesquisa/arquivo/historia-oral/Memoria%20Politica/Depoimentos/vera-silvia-magalhaes/texto

[14] https://www.youtube.com/watch?v=zoiIldKYbfA

[15] Luis Mir – A revolução impossível : A esquerda e a luta armada no Brasil – Best Seller, 1994

Citations

(p.42)

Comme l’a écrit l’ancien guérillero et historien Daniel Aarao Reis dans une critique de la guérilla brésilienne, le militant, lorsqu’il est inséré dans un parti communiste, cesse d’être une personne « commune et courante », pour devenir partie d’un « corps d’élite qui dirigera le processus de transformation du monde ». « Le militant doit tout à son organisation : une nouvelle conception du monde, des normes d’orientation politique, une communauté de compagnons, un ensemble de tâches qui […] donnent un sens à sa vie et même des normes de comportement. »

(p. 84)

Au sujet de Carlos Eugênio Paz (Clemente)

Il a écrit deux livres sur la période armée, classés comme mémoires romancées. Les ouvrages ont été critiqués par certains anciens camarades, qui ont vu dans les écrits le reflet de ce qu’il était en tant que militant: pas de politique, juste des coups de feu et de l’action. Contrairement à la grande majorité des guérilleros. Clemente n’a jamais cessé de parler des actions passées et d’en reconnaître la responsabilité, même s’il exagérait souvent ses propres actions.

(p. 98-99)

Assassiné en Bolivie en octobre 1967, Guevara prêchait que le révolutionnaire devait agir selon un code éthique et moral avant-gardiste, anti-bourgeois, solidaire et – non moins important – sévère, qui incluait une préparation militaire.

À Cuba, comme dans de nombreuses autres dictatures (communistes ou non), les purges ont ciblé les ennemis, les traîtres et les dissidents. Durant la campagne de la Sierra Maestra, avant le triomphe de la Révolution, des « commissions disciplinaires » furent organisées pour juger la conduite des combattants. Guevara était décrit comme étant impitoyable envers les espions et les lâches. « La guerre est dure et, à une époque où l’ennemi intensifiait son agression, même le soupçon de trahison ne pouvait être toléré », écrit-il.

C’est lui qui a exécuté le premier traître abattu dans la Sierra Maestra. C’est Eutimio Guerra, un informateur de l’armée cubaine, qui a infiltré le mouvement rebelle dans le but d’assassiner Fidel Castro. Guevara a pris note de l’exécution, qui a eu lieu en février 1957. Selon le journaliste Jon Lee Anderson, biographe du dirigeant argentin, l’exécution a été fondamentale pour le développement de son mystique parmi les guérilleros et les paysans, lui valant le respect et la réputation d’être un homme politique. à sang froid. Le guérillero lui-même a décrit l’exécution dans son journal.

(p 114-115)

Le samedi 13 novembre, les trois collègues l’attendaient à bord d’une Coccinelle rouge garée sur la Rua Joaquim Martins, à Encantado. Carlos est apparu au coin de la rue peu avant dix heures du matin. Lorsqu’il les a vu sortir de la voiture, les armes à la main, il s’est mis à courir.

Le premier des 21 tirs l’a touché encore au coin de la rue. Il a tenté de monter dans un Kombi qui passait par là, mais le conducteur, effrayé, a accéléré. Atteint par d’autres coups de feu, il s’est réfugié dans la maison numéro 196 de la Rua Bernardo, mais il n’a pas eu la force de sauter par-dessus le mur à l’arrière de la propriété. Les guérilleros ont terminé l’exécution dans la cour avec des balles dans la tête – deux dans le front, une dans l’œil et une dans l’oreille.

L’acte a été entériné par le commandement de l’ALN, qui en a expliqué les raisons dans le texte « Justice d’un traître » :

« L’individu Carlos Alberto Maciel Cardoso a été exécuté. C’est un traître, un ancien membre de l’ALN qui, après avoir été arrêté […], a accepté de livrer ses compagnons et de fournir des informations. Une fois découvert, il a été jugé sommairement et abattu par un commando de l’ALN…. »

Quatrième de couverture

« Injustiçados » : Exécutions de militants dans les tribunaux révolutionnaires pendant la dictature

« Injustiçados » traite d’un sujet tabou qui est resté ces dernières décennies dans les limbes de l’histoire du Brésil : les exécutions qui ont eu lieu au sein des groupes de lutte armée pendant la dictature militaire. Prenant pour fil conducteur les cas de quatre militants injustement considérés comme des traîtres au mouvement révolutionnaire, Lucas Ferraz livre un récit courageux d’un sujet qui, encore aujourd’hui, est un motif de controverse et de silence.

À partir de documents, de lettres et de témoignages de guérilleros, de familles de victimes et de militaires, l’auteur raconte les crimes commis au sein de la guérilla et leur contexte – les infiltrations des services secrets du régime, la disparité de pouvoir entre la répression et la guérilla, et ses personnages clés.

Plus important encore, Ferraz récupère l’histoire et les noms des victimes : Márcio Toledo, Carlos Alberto Cardoso, Francisco Alvarenga et Salatiel Rolim. Jugés par contumace, condamnés à mort et assassinés par leurs propres compagnons, ils acquièrent enfin ici une mémoire historique.