Michel Wieviorka – Racisme, antisémitisme, antiracisme

Pour comprendre ce livret il faut connaître de contexte de son écriture. En février 2021, Mme Frédéric Vidal, ministre de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation a manifesté son inquiétude sur le “islamo-gauchisme” qui, selon elle, “gangrène” les Universités. Du coup, elle a demandé une enquête, dans le sens sociologique, et un bilan de l’ensemble des recherches sur les aspects liés a ce sujet.

Il y a eu des nombreuses réactions dont il n’est pas utile de les rappeler ici. Michel Wieviorka, chercheur en sociologie et directeur des études à l’EHESS, travaille depuis plus de 30 ans sur les sujets du racisme, antiracisme et antisémitisme. Il est très certainement parmi les mieux placés en France pour faire le bilan de ces sujets. Il a fait sous la forme d’un rapport adressé à la Ministre et l’a publié sous la forme de ce livret de 75 pages.

Même si certains mots de la Ministre étaient pertinents, globalement il ne soutient pas son discours.

L’auteur, en guise d’introduction, rapporte quelques situations où il a été la cible de pressions, voire intimidations, de la part de certains élèves – j’ai recopié une dans les citations. La présidence de l’EHESS, selon lui, reste silencieuse. Même si ces actes sont moins graves que ceux de Science Po Grenoble où des enseignants ont dû être mis sous protection policière par crainte qu’ils puissent avoir le même sort que Samuel Paty (voir la presse du mois de mars 2021), ces actes répétés finissent par porter préjudice aux activités de l’enseignant. Ils constituent une claire démonstration de l’incivilité des élèves. Le silence de la présidence me semble grave puisqu’il bafoue et brise l’autorité d’un chercheur expérimenté et de compétence reconnue internationalement.

Mais l’important du rapport concerne la suite, la recherche. Il dresse un inventaire des recherches sur le racisme, antiracisme, antisémitisme, post-colonialisme, identitaires, … bref, sur l’ensemble des thèmes en rapport.

Il indique que la recherche sur ces thèmes est pertinente, elle existe et doit continuer et même augmenter. Mais il mentionne que ces recherches ne sont pas généralisables au niveau mondial puisque les différents pays n’ont pas la même histoire sociale. Il précise le cas des États-Unis et les pays de l’Amérique Latine, sûrement par l’état des recherches à ces endroits qu’il montre connaître très bien. Si les résultats de la recherche locale en France et ailleurs sont sûrement différents, il est aussi important d’étudier leurs liaisons.

La lecture de son rapport confirme l’impression que l’on peut avoir de l’extérieur : même dans la recherche ce sont des sujets où même les chercheurs peuvent être assez polarisés. Avec certains interlocuteurs « de plus en plus difficile de communiquer, tant il faut ou bien se plier ici à des catégories faisant système et dessinant un espace plutôt refermé lui-même, ou bien renoncer à échanger ». Il cite l’exemple extrême des adeptes du PIR (Parti des Indigènes de la République).  Il critique certaines positions universalistes excessivement abstraites ignorant les réalités sociales et culturelles.

Il alerte sur la confusion qui peut exister, et qui existe, entre “débat public” et “débat scientifique” sous peine de perdre l’objectivité de la recherche. Même s’il considère qu’il s’agit d’une minorité, ce sont souvent des militants qui ont une plus grande visibilité dans l’espace public et ce sont, donc, des influenceurs.

Finalement, comme d’autres, il défend le domaine de la recherche comme un domaine de liberté de réflexion et d’expression qui n’a pas à être réglementé par l’État.

Finalement, c’est un contenu pragmatique qui s’il pointe les dérives qui existent, effectivement, il défend aussi l’intérêt de continuer et même encourager les recherches dans ces domaines.

Citations

(p. 10)

… Puis je retourne au “54” pour assurer à 11 heures mon séminaire.

Il est à peine commencé qu’une quinzaine de jeunes gens et de jeunes filles font irruption, disent avoir le soutien du président de l’EHESS, et exigent, comme condition de leur départ, que je signe une déclaration relative au supposé racisme de la ministre. Je refuse, évidement. L’occupation dure près d’une heure, ruinant la séance tout entière. Une jeune femme bien blanche, bien éduquée et se disant suisse me traite de “mâle dominant blanc” devant mes étudiants, aussi éberlués que moi, puis tous disparaissent.

J’adresse alors une lettre personnelle au président de l’EHESS lui relatant ces faits et lui demandant de ne pas rester indifférent ou silencieux : je n’aurai aucune réponse.

(p. 51)

De même, l’histoire occupe une place importante dans la recherche, en particulier pour tout ce qui touche à l’époque coloniale, aux violences historiques subies, aux souffrances endurées du fait de la colonisation, de la traite négrière, de l’esclavage, ce qui pèse éventuellement sur le débat public et sur des demandes de reconnaissance et de réparation, alimentant ce qui est parfois désigné comme une Cancel Culture, demandant que l’on efface de nos espaces imaginaires et symboliques tout ce qui pourrait renvoyer à un racisme passé au risque de le mettre à l’honneur. Il peut y avoir de l’excès dans les propositions qui surgissent alors, mais là aussi, un débat serein, documenté, réfléchi, argumenté serait mieux qu’un combat sans nuance où l’expression même de Cancel Culture disqualifie d’emblée ce à quoi et à qui elle est appliquée.

(p. 52)

Plus la logique de l’engagement prime sur celle de la recherche académique, et plus on constate une tendance à la dissolution des frontières entre l’une et l’autre, et à l’idée que la recherche est une lutte, et constitue une ressource dans cette lutte. La radicalisation qui en découle peut elle-même tendre à des postures guerrières – quiconque alors ne pense pas comme il faudrait est vite soupçonné et accusé d’être du côté des mâles dominants blancs. Et donc disqualifié. La recherche sur le racisme a toujours été plus ou moins engagée, mais presque systématiquement du côté de l’universalisme. Les logiques de radicalisation, et certaines dérives plus ou moins identitaires s’inscrivent à l’inverse dans des tendances au relativisme, ce qui dessine des lignes de fracture qui traversent la vie scientifique comme la vie politique – l’antiracisme lui aussi se fragmente.

Quatrième de couverture

Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, s’est inquiétée en février 2021 de l’ ” islamo-gauchisme ” qui, selon elle, ” gangrène ” les Universités. Ses déclarations ont suscité émotion et colère parmi les universitaires, qui ont signé en grand nombre une pétition demandant sa démission. La ministre a demandé dans le même contexte une ” enquête au sens sociologique du terme “, un ” état des lieux “, un ” bilan de l’ensemble des recherches ” sur ” l’ensemble des radicalités qui traversent notre société ” – au risque d’alimenter les passions, mais aussi le climat néo-maccarthyste et les menaces pesant sur les libertés académiques.

D’où ce rapport, qui ne s’arrête ni aux propos confus et mal informés de la ministre, ni aux réactions qu’ils ont entraînées. Il traite du fond, et apporte de quoi alimenter la réflexion par des éléments relatifs au racisme, à l’antisémitisme et à l’antiracisme tels qu’ils sont abordés par la recherche, non sans tensions ni dérives.

Un pamphlet brûlant et qui vient éclairer les divisons qui agitent le monde universitaire comme le montre la mise sous protection policière de trois enseignants de Grenoble.

Michel Wieviorka  était particulièrement bien placé pour rédiger un tel rapport. Ses travaux, qu’il s’agisse du racisme, depuis La France raciste (Seuil, 1991), de l’antisémitisme, avec La Tentation antisémite (éd. Pluriel, 2006) ou de l’antiracisme, avec Antiracistes (ed. Robert Laffont, 2017) lui ont valu une réputation internationale. Michel Wieviorka a présidé l’Association Internationale de Sociologie (2006-2010) et été membre du Conseil scientifique de l’European Research Council (2014-2019)